L’Audace! est le produit d’un formidable élan collectif. Si ce titre a pu voir le jour, c’est parce que, de toute la France, des énergies se sont coalisées, des citoyens ont fait entendre leur voix et ont voulu contribuer à l’aventure. Nous n’avions pourtant pas choisi la voie la plus simple : une revue papier, financée par ses lecteurs à travers une souscription publique, sans publicité, sans groupe industriel, pour rassembler des gens d’opinions diverses autour d’une vision positive et d’une position volontariste, et les faire dialoguer, échanger des arguments… Une revue dans laquelle la typographie, la mise en page et les illustrations comptent autant que les textes pour transmettre, dans la matérialité même, l’attention à la beauté, le respect des savoir-faire et l’attachement au temps long. Donc non, nous n’avions pas choisi la voie la plus simple, mais nous avions choisi la voie la plus droite. Celle de la France et de la République.
Ce projet est né de deux diagnostics. Le premier : le pays s’enfonce dans une crise multiforme dont les racines sont profondes et mêlent l’économie, la politique et les relations internationales. Le second : les formes médiatiques actuelles ne permettent pas d’embrasser ces différents sujets sur le long terme pour produire le travail de réflexion qui permettra de faire émerger des réponses collectives. Pour des raisons économiques comme idéologiques, il existe un vide que l’Audace! doit venir combler ; un vide qui traduit en réalité une faille démocratique de plus en plus béante, sur fond de fracturation de la communauté nationale et de radicalisation.
La crise des médias
Depuis plusieurs années, le paysage médiatique connaît des bouleversements qui traduisent et amplifient les mouvements du champ politique. La première cause est économique. Alors que produire des médias à l’ère du numérique coûte de plus en plus cher, les Gafam ont aspiré l’immense majorité de la manne publicitaire. Pis, à cette première méthode d’asphyxie s’ajoute une seconde : tandis qu’un nombre croissant de jeunes ne s’informent plus qu’au moyen de l’intelligence artificielle et des réseaux sociaux, ces derniers pillent tranquillement les contenus des médias traditionnels sans jamais les payer – ou largement en dessous de leur valeur. C’est tout le modèle économique des médias traditionnels qui s’en trouve fragilisé.
Pour compenser, ceux-ci sont incités à se replier sur leur niche idéologique et commerciale. Ce qui était un implicite de la presse écrite – le fait de s’inscrire dans une ligne éditoriale et de parler à un public précis – s’amplifie à travers la définition d’auditoires de plus en plus réduits et s’étend aux médias audiovisuels. Même les chaînes d’information en continu, médias généralistes par excellence, se mettent à cultiver une part de marché restreinte en « monothématisant » leur antenne.
« Médias et hommes politiques fonctionnent de concert : nous sommes entrés dans l’ère des gourous et des masses chauffées à blanc. »
Le résultat saute désormais aux yeux. De plus en plus, les citoyens vivent dans des réalités parallèles, ravis d’être confortés dans leurs certitudes par des médias qui ne font que crier bien fort ce qu’eux-mêmes pensent déjà tout haut. Les uns se réclament de la « raison », les autres de la « liberté » ou du « réel », d’autres encore d’une radicalité assumée, peu importe. Il n’est plus question de débat politique, au sens où celui-ci prétend arbitrer entre des options légitimes afin de faire émerger la voix majoritaire, mais d’un combat existentiel contre des ennemis mortels.
Dans cette mécanique perverse, l’art de gérer sa niche oblige à jouer les chiens enragés. C’est le principe d’un public acquis : il faut aller chaque fois un peu plus loin pour le satisfaire et le convaincre de revenir, alors même qu’on tourne en rond. Médias et hommes politiques fonctionnent de concert : nous sommes entrés dans l’ère des gourous et des masses chauffées à blanc. Le paysage médiatique n’est que le reflet d’une évolution des démocraties, dont les États-Unis offrent aujourd’hui un portrait d’avant-garde. La question n’est pas de savoir si les médias sont « neutres » ou « objectifs » – toutes choses éminemment abstraites puisque, à partir du moment où des faits sont racontés, une subjectivité intervient – mais s’ils jouent leur rôle d’animation du débat démocratique et d’organisation de l’agora où se retrouvent les citoyens pour confronter leurs idées. Rapporter des faits avec la plus grande honnêteté intellectuelle, les inscrire dans un contexte, et, comme le disait Charles Péguy, non seulement « dire ce que l’on voit » mais, « ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Si les médias ont tant de mal à respecter cette vocation, c’est bien parce qu’ils œuvrent dans un contexte de destruction de ce qui fait l’essence même de la démocratie : le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.
La désoccidentalisation du monde
« Pendant que la France abandonnait son industrie pour devenir un pays de tourisme et de services, l’OMC, le FMI et l’UE parachevaient la globalisation. »
Donnons-nous la peine d’élargir la focale. Le monde n’a plus rien à voir avec ce qu’il était au sortir de la guerre froide. Le communisme avait perdu, la « démocratie libérale » triomphait. En Europe et aux États-Unis, la dérégulation, le libre-échange et l’extension des chaînes de valeur achevaient de détruire les protections mises en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pendant que la France faisait le choix d’abandonner son industrie – jusqu’à ses fleurons historiques dans les domaines ferroviaire, chimique ou nucléaire, qui témoignaient de sa grandeur passée – pour devenir un pays de tourisme et de services, les grandes organisations supranationales (Organisation mondiale du commerce, Fonds monétaire international et Union européenne) parachevaient la globalisation, à savoir une mondialisation fondée sur un marché uniformisé en matière de droit et de normes.
L’entrée de la Chine dans l’OMC, en décembre 2001, alors même qu’elle n’en respectait aucune règle, marquait le stade ultime de cette marche triomphale. Trois mois après la fin des quotas européens sur le textile chinois, les importations de chemisiers depuis l’Empire du milieu avaient bondi de 533 %, celles de pantalons de 413 % et celles de pulls de 219 %. Ce qui restait d’industrie textile en Europe était éradiqué. Il y eut ensuite l’industrie pharmaceutique, la sidérurgie, les panneaux photovoltaïques et, désormais, l’automobile.
Le fantasme de la « mondialisation heureuse » est mort. Ce qui l’a tué n’est pas seulement le démenti brutal que fut le 11 septembre 2001, même si cette attaque a impliqué de la part des États-Unis une réponse dont les conséquences se lisent dans la guerre que se livrent aujourd’hui ce pays et la Chine en matière de microprocesseurs et de terres rares. En se donnant pour objectif de traquer l’argent du terrorisme, et donc de contrôler les flux financiers mondiaux, les États-Unis ont incité leurs adversaires à préparer leur sortie progressive des mécanismes de la mondialisation financière, qu’il s’agisse des systèmes de paiement ou des réseaux de communication.
À cela s’ajoutent deux éléments : la volonté de la Russie de réparer la décennie honteuse que fut le mandat de Boris Eltsine (de juillet 1991 à décembre 1999), quand les Occidentaux ont cru pouvoir s’appuyer sur des oligarques corrompus pour mettre la main sur les matières premières russes ; et le souhait de la Chine d’oublier la période humiliante que fut le XIXe siècle, avec ses traités inégaux et son dépeçage en règle.
Les démocraties vacillent
Le monde se désoccidentalise à une vitesse vertigineuse et, pendant ce temps, les démocraties, aux États-Unis comme en Europe, vacillent. La première élection de Donald Trump, en 2016, est à inscrire dans la continuité de ces insurrections par le vote qui ont manifesté le désarroi et la colère des classes moyennes et populaires, victimes d’une mondialisation qui n’avait jamais été soumise à leurs suffrages : référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, référendum sur le Brexit, montée des extrêmes… Sa seconde élection, en revanche, traduit un phénomène nouveau : l’explosion des communautés nationales sous l’effet des réseaux sociaux et de leur logique de bulle cognitive, la radicalisation identitaire et l’émergence d’une oligarchie constituée par les géants de la tech ralliés à la puissance de l’administration américaine pour asseoir leur monopole. La conséquence ? Sur le plan intérieur, la fragilisation des institutions démocratiques par un pouvoir censé incarner directement la volonté du « peuple » ; sur le plan international, le règne de la force brute. L’hégémon américain, qui se manifestait déjà chez les présidents démocrates à travers l’espionnage systématique des alliés, l’usage de l’extraterritorialité du droit pour imposer un partage entre amis et ennemis, le protectionnisme au détriment même de l’Union européenne, se fait d’autant plus agressif que, de la Russie à la Chine en passant par l’Inde ou le Brésil, une part croissante du monde s’organise pour contourner les goulots d’étranglement technologiques et financiers.
Le drame ukrainien est caractéristique. L’agression de l’Ukraine par la Russie a joué comme un révélateur des faiblesses européennes. Alors même que, pendant des années, notamment avec Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, puis lors du premier mandat d’Emmanuel Macron, les Européens avaient tenté de dessiner une « architecture de sécurité » incluant la Russie – mais systématiquement rejetée par les Américains –, la guerre déclenchée par Vladimir Poutine a abouti à couper l’Europe du pétrole et du gaz russes et à la contraindre à acheter massivement son énergie et ses armes aux États-Unis. Le modèle allemand, qui suscitait les foudres d’un Donald Trump obsédé par le déficit commercial américain, est torpillé et Ursula von der Leyen, à l’été 2025, a acté la soumission des Européens par la signature d’un accord en forme d’humiliation.
La France fragilisée
Dans ce contexte, la position de la France est particulièrement fragile. Ses élites ont pendant des années communié dans un dogme idéologique fait d’adhésion aux impératifs de libre-échange et d’ouverture dictés par l’Union européenne, tout en achetant la paix sociale par la dette. Là encore, le moment des comptes est venu : la part de l’industrie dans le PIB français est passée sous la barre des 10 %, les finances publiques dérapent de dizaines de milliards malgré la cohorte de brillants analystes de Bercy, la balance commerciale sombre dans les abîmes… bref, la France ne produit plus de quoi payer son modèle social. Et pendant ce temps, le paysage politique prend des allures de champ de ruines.
« Les institutions de la Ve République ont été tordues par les révisions constitutionnelles, mais surtout instrumentalisées pour contourner la volonté du peuple. »
Les institutions de la Ve République, qui avaient permis au pays de trouver une stabilité et de traduire efficacement la volonté majoritaire, ont été tordues, déséquilibrées par les différentes révisions constitutionnelles, mais surtout instrumentalisées pour contourner la volonté du peuple. Alors que montait un vote protestataire dont le réceptacle était le Front puis le Rassemblement national, tout a été fait pour maintenir à toute force, par-delà les alternances plus ou moins formelles, le système qui aboutissait, par l’optimisation fiscale institutionnalisée des multinationales, à affaiblir progressivement l’État. La conséquence directe en est la défiance sans précédent des citoyens envers la démocratie, et, ce qui en est le corollaire, envers la classe politique et les médias.
Rien ne serait plus dangereux que de laisser croire, comme on le fait depuis déjà trop longtemps, que ce système que rejettent nombre de citoyens est la démocratie dans sa plus authentique forme. Rien ne serait plus dangereux que de prolonger cette fiction selon laquelle « il n’y a pas d’alternative » et quiconque n’accepterait pas le libre-échange et ses conséquences tragiques sur le pacte politique et social des pays développés basculerait dans les extrêmes. Alors que l’UE est prise en étau entre les droits de douane américains et la déferlante de petits colis en provenance de Chine, l’incapacité des élites françaises et européennes à changer de logiciel menace la démocratie elle-même. Quand la robotisation et l’IA promettent de bouleverser tous les domaines de la vie humaine, de l’éducation à la production, les Européens semblent incapables d’anticiper et de forger les outils de leur indépendance. Au contraire, ils sont passés maîtres dans l’art de s’acheter une bonne conscience à coups de grands chantiers écologiques pour mieux importer depuis l’étranger les produits dont ils ont interdit la production sur leur sol.
Un point de bascule
Nous sommes à un point de bascule. Du point de vue économique comme du point de vue démocratique. Les tensions provoquées par ce système à courte vue aboutissent à une fracturation sans précédent des sociétés. Les haines sont palpables. L’idéologie de la libre circulation des hommes, des capitaux et des marchandises est en train de détruire l’État, cette émanation du peuple chargée de protéger les citoyens et de pourvoir à leurs besoins les plus essentiels. L’empilement des dispositifs de compensation, embauche de fonctionnaires et guichets sociaux, asphyxie la vie économique sans le moins du monde combattre la concurrence déloyale qui ruine les TPE et les PME. C’est l’ensemble du pacte politique, économique et social du pays qui est à refonder.
« L’audace, c’est un refus des conformismes, c’est une capacité à prendre des risques, appuyée sur l’usage de la raison. »
Le rôle de tous ceux qui croient encore en la France, en ce qu’elle incarne, en sa grandeur comme en ses principes, est de se rassembler, par-delà leurs divergences idéologiques, pour œuvrer à cette refondation. Poser un diagnostic, confronter des arguments, proposer des solutions… Le fait même de débattre entre gens d’horizons différents est en soi un acte de résistance. Et c’est la vocation de l’Audace!. Ce titre, en forme d’hommage à tous ceux qui, après le discours de Danton le 2 septembre 1792, se sont rassemblés à Valmy pour vaincre les armées des monarchies coalisées contre la jeune Révolution, nous oblige. L’audace, c’est un refus des conformismes, c’est une capacité à prendre des risques – mais sans forfanterie ni présomption –, appuyée sur l’usage de la raison. « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace et la France est sauvée », a proclamé Georges Danton, et nous croyons non seulement que la France peut être sauvée mais qu’elle mérite de l’être, tant elle porte, à la fois dans son histoire millénaire, dans sa littérature, ses arts et sa pensée, dans son projet républicain, le plus moderne qui soit, et dans son art de vivre, le plus humain qui soit, une promesse pour tous.
Une nouvelle agora
Faire d’une revue une nouvelle agora, capable de réunir des citoyens de tous bords convaincus que l’économie peut être redressée, en premier lieu par la production sur le sol français ; convaincus que la défense des intérêts de la France en Europe et des intérêts de l’Europe dans le monde est un impératif premier ; convaincus que la politique, au sens le plus noble, passe par le fait de renouer ce lien de confiance qui doit unir les membres de la communauté nationale, est un projet exaltant. Respecter les lecteurs et les citoyens en s’adressant à leur intelligence, en nourrissant leur soif de beauté, en leur promettant un voyage au long cours, à travers des textes qui seront le contraire des produits jetables de l’immédiateté médiatique, est un défi enthousiasmant.
« Le pouvoir se mesure à l’audace », écrivait Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la Révolution française. Le pouvoir collectif de changer les choses peut passer par une revue, si elle se fait l’outil d’une reconquête démocratique et la forge des idées nouvelles.




