En finir avec la désindustrialisation de l’Europe “périphérique”

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4 décembre 2025

<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> En finir avec la désindustrialisation de l’Europe “périphérique”
<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> En finir avec la désindustrialisation de l’Europe “périphérique”

Photo : L'usine Renault, sur l'île Seguin, qui sera démolie en 2005. (JONATHAN EASTLAND, Ajax News & Feature Service / Alamy / Abacapress)

Il existe une Europe « du cœur », autour de l’Allemagne et de la Pologne, où la production manufacturière s’est renforcée, et une Europe « périphérique », dans les régions plus éloignées, dont la France, où elle s’est grandement réduite. Assouplir les règles européennes en matière de commande publique et de concurrence, notamment, permettrait d’y remédier.

Depuis plusieurs années, et singulièrement depuis l’élection d’Emmanuel Macron, le discours politique se focalise sur le déclin industriel de la France. Le président se targue même d’avoir engagé, grâce à la politique de l’offre, un processus de réindustrialisation. Il reste pourtant discret sur les causes profondes de cette désindustrialisation et sur le coût exorbitant des solutions mises en œuvre pour y répondre : baisse massive de la fiscalité des entreprises, explosion des aides accordées aux entreprises, abaissement de certaines normes et diminution des contrôles.

L’industrie regroupe quatre grandes activités : les industries extractives ; la gestion de l’eau et des déchets ; la production de gaz et d’électricité ; et, enfin, la production manufacturière, qui représente à elle seule plus de 80 % du secteur. La crise de l’industrie française est donc avant tout celle de l’activité manufacturière. Un chiffre permet d’en mesurer l’ampleur : en 1970, la production manufacturière représentait 22,3 % du PIB. Elle est depuis tombée à 11,3 %, soit une division par deux. L’emploi a logiquement suivi la même tendance. En 1970, près d’un emploi sur quatre relevait de la production manufacturière. C’est moins de 3 millions d’emplois aujourd’hui, ce qui représente moins d’un emploi sur dix.

Un phénomène structurel et organisé

Trois grandes causes expliquent la baisse du poids de l’industrie manufacturière dans l’économie. La première est d’ordre structurel. En France, comme dans l’ensemble des pays développés, l’activité industrielle a été paradoxalement victime de son succès. Comme c’est un domaine qui se prête plus facilement à la mécanisation, la productivité du travail y augmente relativement plus vite que dans le reste de l’économie, notamment dans les services. Par conséquent, il faut toujours moins de travail pour réaliser la même production. Cette baisse de l’emploi fait diminuer les coûts, ce qui se traduit par la baisse relative des prix des biens manufacturés par rapport aux autres biens et services. Ainsi, alors même que la production d’objets manufacturés augmente, la part de cette activité dans l’emploi et le PIB diminue tendanciellement.

Tous les pays développés connaissent ce phénomène de désindustrialisation relative. C’est par exemple le cas de la Chine, où l’emploi dans le secteur secondaire diminue au profit de celui des services. Mais tous les pays développés ne se désindustrialisent pas au même rythme. Sur ce plan, la France est l’un des pays les plus touchés par la perte de son activité manufacturière.

« En 2001, Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel, annonce son projet d’“entreprise sans usine”. »

La désindustrialisation française s’explique aussi par la stratégie adoptée par les grandes entreprises du CAC 40. Dans les années 2000, après l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce et les élargissements de l’Union européenne, beaucoup de nos industriels choisissent de réorganiser leur outil productif en profitant de la faiblesse des coûts salariaux en Europe orientale ou en Asie. Selon eux, la valeur ajoutée ne réside plus dans la production mais dans l’innovation, la conception et les services. La production peut donc être délocalisée dans les pays à bas coûts.

En 2001, Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel, entreprise leader dans la production de fibre optique et de matériel de communication, annonce son projet d’« entreprise sans usine ». À peu près à la même époque, Jean-Marie Messier s’empare de Vivendi et fait de l’ancienne Compagnie générale des eaux un vaste conglomérat spécialisé dans les médias et la communication. Quelques années plus tard, Arnaud Lagardère suit la même stratégie avec le groupe fondé par son père et spécialisé dans l’aérospatiale et la défense. Enfin, sous la présidence de Carlos Ghosn, Renault mise également sur l’internationalisation et les délocalisations : il développe ses sites de production en Roumanie, en Turquie, et inaugure, en 2012, une usine géante au Maroc.

Contrairement à l’Allemagne ou à l’Italie, la France est victime du poids excessif de ses entreprises industrielles. Dans ces pays, la production manufacturière est restée en grande partie contrôlée par des entreprises de taille moyenne. Or, celles-ci sont plus attachées à la préservation de l’outil productif sur leur territoire que les multinationales, dont l’activité est largement financiarisée et dont les performances sont évaluées par un actionnariat mondial. Ainsi, et contrairement à ce qui se passe dans la plupart des autres pays, c’est entre 2000 et 2007, pendant une période de croissance, que la France s’est le plus désindustrialisée (1), preuve que ce phénomène résulte davantage des stratégies adoptées que de crises.

Une conséquence du marché unique

Le déclin de l’activité manufacturière française est enfin lié au fait que cette dernière ne dispose plus des leviers institutionnels qui lui ont permis de réussir. Jusqu’aux années 1990, l’État pouvait accompagner le développement de l’industrie. La commande publique, à travers le contrôle d’entreprises comme Air France, la SNCF ou la RATP, garantissait des débouchés à des sociétés comme Alstom ou Airbus. Depuis, les privatisations et les règles européennes de la concurrence interdisent ce genre de pratiques. Par ailleurs, le contrôle strict des aides d’État et le principe de libre circulation des capitaux ont contraint les pouvoirs publics à accepter la vente de grandes entreprises industrielles à des groupes étrangers. Ce fut le cas du sidérurgiste Usinor, devenu Arcelor avant d’être racheté par le groupe indien Mittal Steel en 2006, ou de la branche énergie du groupe Alstom, vendue à General Electric en 2014. Si ces ventes ne conduisent pas nécessairement à la disparition des sites, elles ont des effets délétères sur l’emploi et l’investissement, les actionnaires étrangers étant indifférents aux conséquences sociales et politiques des fermetures d’usines.

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La France a ainsi souffert, plus que d’autres pays européens, de l’instauration du marché unique. En imposant la libre circulation des capitaux et en interdisant aux États de mener des politiques industrielles, les règles européennes ont renforcé les dynamiques de concurrence entre les territoires. Or, tous ne disposent pas des mêmes atouts pour accueillir une activité industrielle. Ceux qui sont historiquement les plus industrialisés bénéficient d’infrastructures adaptées à l’activité manufacturière, d’une main d’œuvre formée et d’un réseau de PME sous-traitantes. En d’autres termes, l’activité industrielle est profondément géographique. À mesure qu’on s’éloigne des grands ports de la Mer du Nord qui charrient l’essentiel des importations et des exportations européennes, les coûts logistiques augmentent. De même, pour disposer de sous-traitants à moindre coût, il faut se rapprocher géographiquement des pays d’Europe centrale et orientale où le coût du travail est deux à quatre fois plus faible qu’en Europe occidentale (2). A contrario, à mesure qu’on s’éloigne des pourtours de la mer du Nord et des pays à bas coûts, les territoires deviennent moins attractifs pour les investissements industriels.

Depuis l’instauration du marché unique, deux Europe se dessinent. Une Europe « du cœur », autour de l’Allemagne et de la Pologne, où la production manufacturière se renforce et s’agglomère, et une Europe « périphérique », dans les régions plus éloignées, où l’activité manufacturière se réduit inexorablement.

Évolution de l’emploi manufacturier de 2000 à 2019 (source : Eurostat).

La carte illustre les effets différenciés du marché unique sur l’activité manufacturière. Il est frappant de constater que des pays aussi différents que la Finlande, la Grèce, le Portugal, la Roumanie ou le Royaume-Uni ont connu des trajectoires de désindustrialisation similaires. Leur point commun ? Être éloignés du cœur industriel de l’Europe. Inversement, la Pologne, l’Allemagne ou l’Autriche sont les pays qui ont le mieux préservé leur industrie. Le cas de l’Autriche ne doit pas surprendre : ce pays est idéalement situé pour profiter de sous-traitants à bas coûts le long de sa frontière orientale, et bénéficie également de voies fluviales et de canaux reliant le Danube au Rhin.

Notons que si les effets de la géographie sur l’activité manufacturière sont bien visibles, ceux de la monnaie unique n’apparaissent pas. Ainsi, le Royaume-Uni ou la Suède, bien qu’ayant renoncé à l’euro, se sont autant désindustrialisés que leurs voisins. De même, on ne voit guère de différences entre la République tchèque, qui a conservé sa monnaie nationale, et la Slovaquie, qui a adopté l’euro en 2009.

Reprendre les commandes de l’économie

Si l’Europe reste une puissance industrielle, ce secteur est aujourd’hui fragilisé. La crise du Covid, en 2020, puis la crise énergétique consécutive à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont largement endommagé le moteur allemand. Depuis trois ans, notre voisin d’outre-Rhin est en récession et ses emplois manufacturiers diminuent. Cette crise affecte également les économies d’Europe centrale, fortement dépendantes de la conjoncture allemande. La France, pour sa part, semble relativement épargnée. Le prix de l’électricité, qui y est désormais légèrement plus faible qu’en Allemagne, l’avantage. Notre économie a ainsi bénéficié d’une faible hausse de son activité manufacturière – l’emploi dans ce secteur a augmenté de 2,6 % entre 2019 et 2024. C’est très insuffisant pour parler de réindustrialisation mais cela suffit pour dire que le déclin est, pour le moment, enrayé.

Il serait néanmoins prématuré de se réjouir de cette embellie. Les causes de la désindustrialisation française sont loin d’avoir disparu. L’Europe continue de payer son énergie bien plus cher qu’ailleurs. De plus, elle n’a pas de véritable politique industrielle et reste ouverte à la concurrence internationale. Le rapport Draghi, paru en septembre 2024, a mis en garde le Vieux Continent : sans une véritable stratégie industrielle et des investissements massifs, il risque de décrocher industriellement et économiquement. Pourtant, l’Europe semble paralysée et incapable de répondre aux nouveaux enjeux du monde. Les atermoiements sur l’arrêt de la vente des véhicules thermiques neufs, prévu pour 2035, ou sur la transition écologique illustrent cette difficulté.

« L’accord commercial conclu entre Ursula von der Leyen et Donald Trump est une autre illustration de la faiblesse européenne. »

L’accord commercial conclu entre Ursula von der Leyen et Donald Trump en juillet dernier est une autre illustration de la faiblesse européenne. Pour protéger leur production industrielle, les États-Unis sont prêts à engager un bras de fer sur les droits de douane alors que l’Europe reste persuadée des bienfaits du libre-échange. Pourtant, comme le reconnaît le rapport Draghi, elle n’a pas réagi au dumping chinois sur les panneaux photovoltaïques qui a laminé les entreprises du secteur et elle semble pareillement pétrifiée face à la vague des véhicules électriques chinois qui promet de déferler. À partir de 2022, l’Europe s’était engagée à développer son industrie de défense et à diminuer sa dépendance aux énergies fossiles. Pourtant, elle a promis à Trump d’acheter davantage de matériel militaire américain et d’importer pour 750 milliards de dollars de gaz et de pétrole des États-Unis d’ici 2028.

Face à une stratégie européenne erratique, la France pourrait s’engager dans une véritable réindustrialisation si elle parvenait à négocier un assouplissement des règles de l’UE en matière de commande publique, de concurrence et de libre circulation des capitaux. Plus concrètement, elle pourrait investir davantage d’argent public dans la formation professionnelle, plutôt que de compter exclusivement sur l’apprentissage. Elle devrait aussi lancer les investissements nécessaires pour accélérer son électrification et diminuer sa dépendance aux importations d’énergies fossiles. Cela supposerait de développer les filières industrielles nécessaires à cette stratégie et de concentrer les aides en ce sens. Enfin, la France devrait insister pour que l’Europe contrôle davantage le commerce extérieur et réponde à la concurrence déloyale pratiquée par de nombreux pays.

(1) « L’industrie manufacturière de 1970 à 2014 », d’Élisabeth Rignols, Insee première n°1592, avril 2016.

(2) D’après Eurostat, le coût horaire du travail en 2024 était de 44,20 € en Autriche, 44,10 € euros en Allemagne, 43,90 € en France et 25 € en Espagne, contre 18,20 € en Tchéquie, 16,60 € en Pologne, 12,20 € en Roumanie et 10,50 € en Bulgarie.

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David Cayla

David Cayla

Enseignant-chercheur, économiste à l'université d'Angers, il a notamment écrit "La Gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ?" (Le Bord de l’eau), "L'Économie du réel face aux modèles trompeurs" (De Boeck), "La Fin de l’Union européenne" (Michalon).

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