Équipements et industrie de défense, l’autre bataille stratégique

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22 décembre 2025

<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Équipements et industrie de défense, l’autre bataille stratégique
<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Équipements et industrie de défense, l’autre bataille stratégique

Photo : Un drone Delair DT61 exposé à l'Élysée lors de la dernière édition de la « Grande exposition du fabriqué en France ». (Stevens Tomas/Abaca)

Notre pays a longtemps été pionnier en la matière, concevant, produisant et exportant son matériel militaire. Mais le basculement d’un modèle fondé sur l’innovation vers une logique plus passive nous a fait perdre des avantages stratégiques. Sans oublier le sort réservé aux petites entreprises du secteur et le risque de prédation qui plane sur certains fleurons français sensibles.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la France, sous le général de Gaulle, avait choisi de bâtir son indépendance sur la maîtrise de ses moyens industriels et technologiques. De la dissuasion nucléaire à la création d’une industrie aéronautique et spatiale souveraine, le pays s’était doté d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) complète, puissante, intégrée. À l’époque, le pays concevait, produisait et exportait son matériel. Cette ambition reposait sur la conviction qu’une nation ne peut être libre si elle ne fabrique pas ce dont elle dépend pour se défendre.

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Notre pays dispose d’une tradition d’excellence technologique, notamment grâce à ses ingénieurs, ce qui l’a longtemps placé à l’avant-garde de l’innovation de défense grâce à un modèle « techno-push », où la technologie précède la demande opérationnelle. Aujourd’hui, la logique s’est inversée au profit d’un modèle « market-pull », centré sur les besoins exprimés par les forces armées. Ce basculement freine les projets d’anticipation, pourtant stratégiques pour conserver un avantage technologique. L’histoire du programme Vortex (véhicule orbital réutilisable de transport et d’exploration) illustre bien l’idée que sans pression opérationnelle, une capacité d’anticipation peut demeurer dans les marges. Après l’abandon, dans les années 1990, du projet similaire Hermes pour des raisons budgétaires et techniques, Vortex a refait surface en 2023 avant d’être à nouveau suspendu, faute de priorité capacitaire immédiate, puis réintégré en 2025. Autre exemple : LH Aviation avait anticipé dès 2015 un besoin de drones tactiques et légers souverains (LH-D), mais sans doctrine ni financement adéquat, le projet n’a pas pu se déployer. Certains estiment que l’entreprise avait pressenti un besoin souverain de drones Male (moyenne altitude à longue endurance) « dix ans trop tôt ».

Ces cas révèlent une tension structurelle entre innovation anticipatrice et contraintes budgétaires : faute de soutien étatique, des technologies différenciantes restent en marge ou sont exploitées par d’autres nations. Pour restaurer une dynamique d’audace, la France doit renforcer ses mécanismes de soutien à l’innovation en amont (budgets d’« incertitude », dispositifs agiles d’expérimentation, rôle de l’Agence de l’innovation de défense), afin d’équilibrer anticipation et réactivité stratégique.

Le choix perdant de la délocalisation

Au fil des décennies, la France, comme l’Europe, a progressivement privilégié une logique de coût minimal au détriment de l’autonomie stratégique. L’ouverture des marchés et l’affaiblissement des politiques industrielles nationales ont entraîné des délocalisations, un alourdissement normatif et l’érosion du tissu productif . Un exemple critique est la filière française des terres rares dites « lourdes ». L’entreprise Rhodia, à La Rochelle, maîtrisait la séparation et la purification d’éléments critiques comme le néodyme, le praséodyme ou le cérium, essentiels pour la défense, l’aéronautique et l’électronique. Dans les années 1990-2000, cette activité spécifique aux terres rares lourdes a été délocalisée en Chine, dans un contexte de dérégulation industrielle. Les équipements et procédés sont partis et, avec eux, une partie de la main-d’œuvre qualifiée. Rachetée par la société belge Solvay en 2011, Rhodia a vu son site progressivement abandonné jusqu’à l’arrêt de l’activité de recyclage des terres rares en 2016. Ce n’est qu’en avril 2025 que Solvay a annoncé un plan de relocalisation à La Rochelle – non par souci de souveraineté mais en réaction au durcissement du contrôle des exportations imposé par la Chine.

« Au lieu de devancer les autres acteurs, nous investissons désormais pour combler un retard que nous aurions pu éviter. »

Dans l’intervalle, pour faire face à cette dépendance, Carester a été fondée en 2019 par d’anciens ingénieurs de Rhodia dans l’espoir de réindustrialiser la filière. L’initiative est soutenue par France 2030 et France Relance, ce qui témoigne de la volonté publique de retrouver cette compétence perdue. Comme pour d’autres programmes ou compétences, de nombreux moyens sont ainsi mis en œuvre pour reconstituer ce que la France avait déjà. L’État subventionne la reconquête d’une souveraineté dont il s’est séparé, argent qui aurait pu servir à développer une activité existante ou à innover pour conserver un avantage concurrentiel sur les autres pays européens et internationaux… Cette stratégie du moindre coût, combinée à un manque de vision à long terme sur des enjeux industriels centraux, affaiblit notre capacité d’innovation. Au lieu de devancer les autres acteurs, nous investissons désormais pour combler un retard que nous aurions pu éviter.

Où en est l’« économie de guerre » ?

Le cœur du problème pour les PME et ETI du secteur de la défense n’est pas le déficit de compétences techniques, mais bien le manque de chiffre d’affaires et de liquidités. Cette contrainte financière freine l’investissement, l’innovation et surtout l’export, alors que ce dernier représentait 42 % du chiffre d’affaires des industriels de la BITD en 2022, contre 10 % en 1990.

Pour conclure un contrat à l’international, une PME doit affronter un labyrinthe de formalités administratives, bancaires et réglementaires, auquel s’ajoutent la faiblesse de l’accompagnement public et la frilosité des banques à l’égard des marchés stratégiques hors OCDE (garanties bancaires, lettres de crédit). C’est notamment le cas pour des pays dont les marchés de la défense sont importants et où la demande dans ce domaine est croissante, comme l’Inde, l’Indonésie, les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite. Même lorsque nous entretenons d’excellentes relations diplomatiques, le système bancaire se montre frileux à financer des activités dans ces pays. Pour une PME, il est difficile d’avoir accès à ces contrats, qui demeurent réservés à ceux qui ont les moyens matériels et financiers de se faire accompagner.

La situation est aggravée par des budgets sous-calibrés, des crédits gelés et un décalage entre annonces et commandes effectives. Neuf mois après l’entrée en « économie de guerre » annoncée par Emmanuel Macron, les fournisseurs n’ont toujours pas reçu de nouvelles commandes malgré des investissements massifs pour faire face à la montée en cadence. Aujourd’hui, les entreprises se préparent à produire davantage mais doivent absolument absorber les coûts structurels – main-d’œuvre, équipements, constitution des stocks, agrandissement des sites de production –, afin d’éviter de se mettre en difficulté. Des solutions existent aujourd’hui pour accompagner ces entreprises dans leur développement – subventions publiques, européennes, affacturages, investissement en capitaux privés… – mais il ne s’agit que d’une perfusion qui ne peut durer sans commandes publiques.

La stabilité financière des entreprises découle de leur chiffre d’affaires et, surtout, de la marge qu’elles ont réalisée. Dans un contexte d’instabilité politique et gouvernementale, avec les décalages de budget et les impayés de plusieurs milliards d’euros du début de l’année, l’industrie de défense se retrouve fragilisée et l’État doit trouver des moyens pour la soutenir. Avec tous les investissements réalisés en 2025 et l’incertitude liée au budget 2026, l’absence de montée en cadence serait assurément fatale pour certaines entreprises de la BITD, stratégiques ou non.

« Dans un contexte d’instabilité politique et gouvernementale, l’industrie de défense se retrouve fragilisée. »

Au-delà des enjeux financiers et réglementaires, l’accès même aux marchés demeure un obstacle pour les PME et ETI de la défense : 73 % des dirigeants déclarent avoir des difficultés à être identifiés par les grands donneurs d’ordre selon la dernière étude BPIfrance Le Lab. Cette dépendance accentue le déséquilibre entre maîtres d’œuvre et sous-traitants, fragilise les marges et multiplie les retards contractuels. Les obstacles techniques, comme la longueur des cycles de recherche et développement – due en partie à la structuration même de la stratégie française, qui repose sur une centralisation des projets au sein de la Direction générale de l’armement (DGA) – ou le niveau d’investissement initial, apparaissent secondaires face à cette barrière d’entrée commerciale. La fragilité financière du cœur de la BITD est nette : 37 % des entreprises ont des tensions de trésorerie, 25 % peinent à obtenir des prêts bancaires et leurs marges moyennes plafonnent entre 5 % et 6 %, avec un endettement atteignant 90 % des actifs, selon l’Institut Montaigne.

Ce « ruissellement » industriel qui tarde

Les programmes communautaires européens, censés soutenir l’industrie de défense, sont souvent complexes et peu accessibles aux PME. Les fléchages budgétaires profitent surtout aux grands donneurs d’ordre – Dassault, Safran, Airbus, Naval Group – qui demeurent les entreprises les plus en vue et les plus structurées pour bénéficier des subventions de recherche et développement ou d’achat de matériel. Les PME reçoivent peu, tard et sous conditions (parfois d’affiliation avec ces donneurs d’ordre), ce qui pose souvent la question légitime de la propriété intellectuelle à l’issue des projets.

Lorsque la DGA évoque la réduction des marges pour « optimiser » les dépenses, elle ne prend pas toujours en compte que l’industrie vit de ses marges. Sans rentabilité, il n’y a pas d’investissement possible, et sans investissement, l’innovation et la capacité de production sont limitées. Pour réussir l’effort de défense, il est donc impératif de sortir d’une logique de prédation et de bâtir une véritable filière « win-win », dans laquelle la valeur est mieux répartie entre tous les acteurs. Cette nécessité a été rappelée lors d’une conférence sur le financement de l’industrie de la défense, le 20 mars à Bercy, mais peu de progrès concrets ont été réalisés depuis, et le chemin reste long.

Concernant les marges, il s’agira de bien faire la distinction entre les PME et les gros intégrateurs du secteur. Les grands groupes semblent disposer de marges confortables et d’une forte trésorerie. Grâce à leur visibilité et leur agilité à pénétrer les sphères publiques, ils bénéficient directement des subventions émanant de l’Union européenne. Dernièrement, Thales a obtenu un prêt de 450 millions d’euros de la Banque européenne d’investissement pour financer un programme de recherche et développement. Quant à Dassault Aviation, l’entreprise disposait de 8,4 milliards d’euros de trésorerie fin 2024. Ces fonds renforcent la thèse de la forte capacité d’autofinancement de ces industriels, qui leur permet d’amortir les décalages dans les commandes publiques et de conserver une forte autonomie stratégique. À l’inverse, la majorité des sociétés de la BITD ne bénéficient pas des mêmes avantages. Selon une étude de l’Observatoire économique de la défense et de la Direction générale du Trésor, la majorité d’entre elles sont des PME d’une cinquantaine de salariés, faiblement capitalisées et très dépendantes des commandes publiques. La baisse des marges des donneurs d’ordre souhaitée par la DGA risque d’entraîner une cascade de pressions sur la sous-traitance et une fragilisation de toute la chaîne de valeur.

Nos start-up menacées

Une solution plus équilibrée – d’ailleurs amorcée depuis 2024 – consiste à encourager les grands donneurs d’ordre à faire bénéficier leurs fournisseurs du ruissellement économique des programmes, ainsi que d’une meilleure visibilité sur les délais de paiement et les commandes. C’est dans ce cadre qu’a été instauré le Plan en faveur des ETI, PME et start-up (PEPS), signé par la DGA avec les principaux intégrateurs de la filière. Toutefois, cette convention ne comporte aucune obligation contraignante pour les grands donneurs d’ordre. Sans mécanismes incitatifs forts, les initiatives restent discrétionnaires et l’impact sur la chaîne de valeur demeure limité.

La fragilité financière des jeunes acteurs, couplée à leur forte ouverture à l’international, expose la BITD à des risques de cession d’actifs stratégiques. Les start-up représentent 14 % des entreprises souhaitant intégrer le marché de la défense et réalisent 20 % de leur chiffre d’affaires à l’international, ce qui augmente leur attractivité aux yeux des acquéreurs étrangers. L’affaire Vade Secure montre que cette vulnérabilité n’est pas que théorique : cette start-up française de cybersécurité a été fragilisée par des différends juridiques avec le groupe américain Proofpoint portant sur un détournement de secrets industriels et une contrefaçon de droit d’auteur. L’affaire a conduit à une procédure judiciaire aux États-Unis à l’issue de laquelle Vade Secure a été condamné à verser 14 millions de dollars à Proofpoint. La start-up a vu sa trésorerie et sa capacité d’investissement se réduire, puis a été rachetée par un concurrent allemand, Hornet, lui-même propriété de Proofpoint depuis 2025. Un exemple parmi d’autres soulignant la nécessité de renforcer les dispositifs de protection et d’anticipation : surveillance des prises de participation, fonds dédiés, co-investissements publics-privés et vigilance sur le développement international et le recrutement.

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Dans le même temps, les filières industrielles duales – civil/militaire – ont été fragmentées par les efforts de production militaire, qui ont mobilisé métallurgie, électronique et composants, au détriment du marché civil. Cette réorientation a suspendu des projets civils, entraîné une perte de compétences et mis en difficulté les sous-traitants qui dépendent de l’équilibre entre les deux marchés. En parallèle, la fragilisation du Crédit d’impôt recherche aggrave cette situation, en réduisant la capacité des entreprises à financer l’innovation sur leurs fonds propres. Ce dispositif fiscal joue depuis plusieurs années un rôle important dans le financement en recherche et développement, dans le domaine militaire, civil mais également dual : électronique avancée, robotique, cybersécurité et bien d’autres. Une baisse de sa portée ou de sa prévisibilité risque d’accentuer un déséquilibre déjà visible entre les activités civiles et militaires.

Une préférence européenne illusoire

La France privilégie ses solutions nationales tant qu’elles sont efficaces et répondent aux besoins des forces armées. En cas de contraintes budgétaires ou temporelles, elle peut se tourner vers des équipements étrangers, principalement européens ou alliés au sein de l’Otan. À l’inverse, la préférence européenne reste largement théorique et contournable. Les mécanismes communautaires se heurtent au marché mondial et aux enjeux géopolitiques, comme l’illustre l’accord de la Commission européenne avec les États-Unis pour réduire les droits de douane en échange de commandes massives d’énergie (750 milliards de dollars d’énergies fossiles et de combustibles nucléaires aux États-Unis sur trois ans) et d’investissement dans l’industrie de défense américaine (plusieurs centaines de milliards de dollars sont évoqués).

La Commission a récemment proposé que les projets de défense financés par les Vingt-Sept se procurent au moins 65 % de leurs composants au sein de l’UE pour bénéficier du Programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP), doté de 1,5 milliard d’euros. Cependant, la fragmentation du marché européen, la captation des commandes et financements par les grands intégrateurs, les partenariats avec des pays non membres de l’UE (notamment les États-Unis pour la fabrication de composants en Europe), ainsi que les rivalités industrielles nationales compliquent l’accès des PME à ces programmes.

Un potentiel considérable

Alors, non, la France n’a pas perdu son industrie de défense, mais son écosystème manque de cohérence. Notre pays forme d’excellents ingénieurs, innove et développe des savoir-faire uniques. Mais désormais, la (re)structuration de notre base industrielle et technologique de défense doit passer par des choix clairs et assumés. Il s’agit de relocaliser les segments critiques tout en conservant une certaine souplesse. Externaliser, oui, mais seulement quand le risque est maîtrisé. Il faut aussi protéger nos fleurons et nos start-up les plus sensibles contre la prédation économique. Perdre ces savoir-faire, c’est s’exposer à des dépendances qui se paient toujours plus cher que les investissements qu’on croyait économiser.

« La (re)structuration de notre base industrielle et technologique de défense doit passer par des choix clairs et assumés. »

Une loi de programmation militaire stabilisée donnerait aux industriels la visibilité nécessaire pour planifier et investir, à condition de ne pas en faire un horizon unique. Ces industriels pensent en coûts et délais ; les responsables publics, eux, pensent en équilibres collectifs. Ces logiques doivent coexister, et non s’ignorer. Les financements européens doivent se concentrer là où il y a le plus de besoins : chez les PME et ETI. Et sans main-d’œuvre formée, qualifiée et fidèle, aucune montée en puissance n’est possible. Pour tout cela, les grands groupes jouent un rôle structurant afin de sécuriser leurs chaînes en soutenant financièrement leurs fournisseurs à travers des avances, des paiements fiables et la prise en charge partielle des stocks. Enfin, il ne faut surtout pas affaiblir le Crédit d’impôt recherche, qui reste un levier essentiel de l’innovation ; s’en priver, ce serait affaiblir tout l’édifice. Alors que nous avons encore de grands atouts à faire valoir…

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  • Paul Brun

    Président de la commission « Financement de l’industrie de défense » de l’Institut national des affaires stratégiques.

  • Coline Fortuna

    Rédactrice au Portail de l’intelligence économique.

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