Les solutions du rapport Draghi et au-delà

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15 décembre 2025

<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les solutions du rapport Draghi et au-delà
<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les solutions du rapport Draghi et au-delà

Photo : Le quartier européen à Bruxelles. (Xavier Lejeune/Content Curation/Abacapress)

Le rapport de l’ancien président de la Banque centrale européenne, publié en septembre 2024, a cela de « magique » : au-delà du diagnostic qu’il dresse sur la croissance, la productivité et la capacité d’innovation des pays de l’UE, il fourmille de pistes de redressement capables de satisfaire tous les camps idéologiques. Et si nous allions plus loin encore ?

Lorsqu’il a été publié en septembre 2024, le rapport Draghi a eu l’effet d’un coup de tonnerre. Les Européens ont alors pris pleinement conscience de ce qu’ils sentaient sans toujours oser le formuler : le retard grandissant de l’Europe vis-à-vis des États-Unis en matière de croissance, d’innovation, de productivité… Ce diagnostic sombre mais réaliste avait déjà fait l’objet, quelques mois auparavant, d’un rapport présenté par un autre grand responsable italien, Enrico Letta, consacré aux lacunes du marché unique. Le rapport Draghi, lui, ne se contentait pas de dresser l’état des lieux. Il présentait des recommandations fortes, à même de sortir notre continent de la léthargie et de l’impuissance dans lesquelles il s’est installé – et même se complaît. Un peu plus d’un an après, le constat est clair : aucune des recommandations de Mario Draghi n’a été mise en œuvre. L’homme d’État italien, à Rimini en août dernier, en a lui-même tiré les conséquences désabusées : « Pendant des années, l’UE a cru que sa taille économique, forte de 450 millions d’habitants, lui assurait un pouvoir géopolitique et une influence sur les relations commerciales internationales. Cette année restera dans les mémoires comme celle où cette illusion s’est évaporée. »

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Les statistiques ne mentent pas, et elles convergent. En 2002, le PIB américain dépassait le PIB de l’UE de 15 %. En 2023, l’écart est passé à 30 %. Depuis 2000, le revenu par habitant a crû deux fois plus vite aux États-Unis qu’en Europe. Point central : l’écart de PIB des deux côtés de l’Atlantique est expliqué selon le rapport Draghi, à concurrence de 70 %, par la différence dans la productivité. Cette dernière, par-delà sa dimension technique, résume les carences européennes : un marché intérieur encore trop fragmenté ; notre retard sur les innovations majeures (ou de rupture) par rapport aux États-Unis (et désormais, aussi, la Chine) ; un coût de l’énergie structurellement plus élevé ; notre difficulté à attirer et conserver les talents ; l’insuffisance de nos stratégies industrielles et de recherche et développement (R&D) ; la fragmentation persistante de nos marchés financiers ; la faiblesse endémique de la gouvernance européenne… La liste de nos handicaps pour affronter la concurrence mondiale est longue, alors même que l’Europe est structurellement plus ouverte, donc plus dépendante du reste du monde que ses principaux concurrents.

Jusqu’à présent, l’Europe ne s’est pas donné les moyens de profiter des effets de taille. Dans de nombreux secteurs, la fragmentation intra-européenne empêche les entreprises de bénéficier des économies d’échelle comme peuvent le faire les mégafirmes américaines, japonaises et chinoises. Le coût de cette intégration inachevée est élevé. Le FMI a calculé que la productivité du travail dans l’UE augmenterait, toutes choses égales d’ailleurs, de 7 % d’ici à sept ans si nous avions pour l’intra-européen le même degré d’intégration que les États-Unis. Dans son discours de Rimini, Mario Draghi donne des chiffres encore plus impressionnants. Pour le secteur des machines, les « frottements » intra-européens (barrières à l’entrée) équivaudraient à des droits de douane de 64 % (Donald Trump ferait presque figure de petit joueur en comparaison), et ce chiffre atteindrait même 95 % dans le secteur des métaux.

« L’Europe est condamnée à l’impuissance. Sauf si elle active les articles des traités qui lui permettent d’aller de l’avant à moins de 27. »

Avec la grande difficulté de l’Europe à profiter des effets de taille, c’est la politique de la concurrence, chère à Bruxelles, qui est directement mise en accusation. Depuis trente ans, la Commission européenne, face aux projets de fusion, a toujours privilégié la protection des consommateurs par rapport à la compétitivité des entreprises. Comme s’il fallait choisir entre les deux, alors que les consommateurs peuvent légitimement espérer bénéficier, en tant que salariés, de la meilleure compétitivité des entreprises, et en tant que consommateurs, d’éventuelles baisses de prix. C’est donc en fonction d’une vision trop étroite de la protection des consommateurs que la Commission de Bruxelles a bloqué un certain nombre de fusions intra-européennes.

Une Europe à plusieurs vitesses, oui !

Alors, que faire ? Tout le rapport Draghi, et même au-delà… Dans l’UE, beaucoup de sujets relèvent de l’unanimité : le fiscal, le social, la politique étrangère et de sécurité… Avec 27 États membres, la probabilité que l’un d’entre eux exerce ce droit de veto est élevée. L’Europe est ainsi condamnée au surplace et à l’impuissance. Sauf si elle active les articles des traités qui lui permettent d’aller de l’avant à moins de 27.

Pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), le traité de Lisbonne prévoit qu’un noyau dur de pays mette en place une coopération qualifiée par les textes de « structurée permanente ». Un nombre minimum de pays participants n’est pas requis en l’espèce. En dehors de ce cas particulier (mais particulièrement important), il existe une autre formule permettant aux pays qui le veulent et qui le peuvent d’aller de l’avant sans exiger l’unanimité des membres. C’est la voie de la coopération renforcée, instaurée dès 1997 par le traité d’Amsterdam, qui exige qu’au moins un tiers (seulement) des États membres participent à une telle initiative. La coopération renforcée a déjà été activée pour des sujets variés tels que les divorces intra-européens, les brevets… Et elle a été évoquée, à ce stade sans succès, pour la taxation des transactions financières.

Sans nécessairement chercher à s’appuyer sur le rapport Draghi, assez prudent sur les questions institutionnelles, la formule de la coopération renforcée pourrait être activée plus largement. Une telle démarche possède une contrepartie que d’aucuns pourront contester : l’acceptation, voire l’encouragement, d’une Europe à plusieurs vitesses, donc à géométrie variable. Et alors ? L’Europe à géométrie variable n’est pas un risque pour demain, elle est déjà la réalité d’aujourd’hui quand on rappelle la diversité des aires concernées : 27 pays pour le marché unique, bientôt 21 (avec l’arrivée de la Bulgarie en janvier 2026) dans l’euro, et 29 dans Schengen (dont 25 pays de l’UE). La multiplication des aires de référence complique, il est vrai, la gouvernance de l’Europe. Mais si tel est le prix à payer pour sortir de l’impuissance et aller de l’avant, alors il faut l’assumer.

Il est aussi une exigence : la réindustrialisation. Cette logique implacable s’est imposée lors de la crise du Covid dans la filière santé-médicaments, et avec la guerre en Ukraine pour les industries de défense. Mais en pratique, elle touche tous les secteurs industriels. En France, la part de l’industrie est tombée à 10 %, contre 20 % en Allemagne. L’objectif de revenir à 20 % est louable, mais il sera compliqué à atteindre car certaines dynamiques sont irréversibles. Il nous faudra accroître les financements pour les start-up, recentrer le dispositif du crédit impôt recherche là où ses effets positifs sur l’innovation et la R&D sont indiscutables, intensifier les ponts entre le monde de la recherche et celui des entreprises, attirer et retenir les talents dans un contexte où le marché des inventeurs et des innovateurs est devenu mondial.

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Dans nombre de ces secteurs, et pour profiter des effets de taille recherchés par le rapport Draghi, la bonne échelle est européenne, avec des coopérations industrielles entre un petit nombre d’États membres. Cela vaut par exemple pour les batteries électriques ou la création de « Gafam européens » pour lesquels la réponse industrielle est plus convaincante que les obstacles tarifaires et réglementaires imposés par l’Europe aux vrais Gafam. Pour abaisser les coûts de l’énergie qui nous handicapent tant vis-à-vis des entreprises américaines, nous avons besoin non pas d’une convergence vers un même modèle des « mix » énergétiques nationaux, mais d’une coordination accrue entre les Vingt-Sept.

Pour une préférence communautaire

La consolidation du tissu des PME, si décisives pour la croissance et l’emploi, et les soutiens apportés à la transformation de nombre d’entre elles en entreprises de taille intermédiaire (ETI) devraient être facilités par l’adoption de deux textes européens, en débat depuis plus de vingt ans mais toujours pas finalisés : tout d’abord, un Buy European Act poussant les entreprises de l’UE à acheter européen, sur le modèle du Buy American Act de 1933. Il y aurait là une réponse efficace aux droits de douane appliqués de manière unilatérale à notre encontre par Donald Trump. S’il est un secteur dans lequel une telle priorité européenne ferait tout de suite sentir ses effets bénéfiques, c’est bien celui de la défense. On ne va pas interdire aux Polonais et à quelques autres d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafale, mais l’affirmation d’une préférence européenne, à qualité de service comparable, fait d’autant plus partie des leviers de la politique industrielle que les industries de défense fonctionnent souvent sous le règne de la dualité militaire/civil (lire p.55).

Le second texte européen nécessaire serait un Small Business Act réservant aux PME un certain pourcentage des marchés publics, et comparable à ce qui existe aux États-Unis depuis 1953. Un tel dispositif permettrait de doper l’innovation et la R&D dans les PME, contribuant ainsi à améliorer la compétitivité de l’économie. La Commission européenne a proposé en 2014 une consultation publique sur un texte de cet ordre, sans déboucher sur des engagements précis des États membres. Pourtant, en adoptant ces deux textes, l’Europe se départirait d’une naïveté industrielle qui n’a que trop duré.

Il nous faut aussi une nouvelle politique de la concurrence, et vite ! Il ne s’agit pas en Europe d’accepter tous les projets de fusion ou de rapprochement entre des firmes, mais de valider ceux qui, tout en assurant la protection des consommateurs, seraient favorables à la compétitivité des entreprises, à la croissance et à l’emploi. Un argument juridique est souvent opposé à cette idée : pour faire évoluer la politique européenne de la concurrence, il faudrait préalablement modifier des articles des traités, ce qui nécessiterait de rassembler la très hypothétique unanimité des pays. Mais une autre voie existe : nul besoin de changer les textes fondateurs, il suffit que la Commission et la Cour de justice en modifient l’interprétation. L’évolution à envisager est d’ordre jurisprudentiel, et non législatif.

Relancer l’investissement

L’Europe dispose d’une épargne abondante. Le défi est de la retenir, et de l’orienter vers les investissements requis par les différentes transitions, y compris énergétique et écologique. Environ 300 milliards d’euros vont chaque année financer l’abyssal déficit extérieur des États-Unis. Autre chiffre choc du rapport Draghi, l’UE va devoir mobiliser au moins 800 milliards par an pour financer ces transitions… Pour lutter contre la fragmentation financière en Europe qui prévaut malgré le principe du marché unique, la réalisation de l’Union de l’épargne et de l’investissement (UEI) – nouveau nom de l’union des marchés de capitaux – est donc centrale. Ce projet, lancé dès 2015, est pourtant au point mort.

La relance de l’UEI passe par de nombreuses voies, souvent techniques, comme l’adoption de formules européennes de titrisation. Pour améliorer la compétitivité de nos marchés financiers vis-à-vis de leurs homologues américains et pour promouvoir, par exemple, le financement des PME via les bourses, il va falloir que les places financières regroupées par Euronext et celle de Francfort passent de la confrontation à la coopération, et que les pays acceptent de déléguer plus de compétences au régulateur financier européen, l’European Securities and Markets Authority (ESMA), au détriment des régulateurs nationaux. Derrière la technique se pose l’évidente question politique de la souveraineté !

« Il ne faut pas suivre comme des toutous mais s’adapter, de manière empirique, au vent fort de déréglementation venu des États-Unis. »

Une question plus controversée concerne les emprunts mutualisés au niveau européen. Le rapport Draghi en préconise de nouveaux. Les Allemands restent réticents, d’autant plus qu’ils disposent, eux, de marges de manœuvre budgétaires pour financer leur énorme programme de relance, dans la défense mais pas seulement. Ils sont rejoints par d’autres pays. Par-delà les réticences politiques des uns et des autres, il existe un obstacle concret. Car il est difficile de prétendre lancer de nouvelles émissions européennes, tant que le premier emprunt de 750 milliards d’euros (NextGeneration EU) réalisé lors de la crise du Covid, en 2020, n’est que partiellement déboursé. Pour la crédibilité de l’approche, il est nécessaire que cet emprunt-là ait été totalement mobilisé avant d’en lancer un deuxième…

Oser le bon dosage réglementaire

Un vent fort de déréglementation venu des États-Unis touche le monde, et donc aussi l’Europe. Que faire ? Ne pas suivre comme des toutous, mais s’adapter de manière empirique. Le débat porte avant tout sur la qualité du corpus réglementaire, c’est-à-dire l’aptitude des pays à combiner stabilité et efficacité économique. Sur ces sujets, un peu naïvement, les Européens veulent se présenter comme les bons élèves de la classe. Quitte, au-delà d’une éventuelle satisfaction éthique, à pénaliser dans la compétition mondiale leurs banques et leurs entreprises.

S’il est un domaine où la question du bon dosage réglementaire se pose, c’est celui de l’extra-financier. Nous avons à faire vivre des directives européennes exigeantes (CSRD et CS3D), obligeant les entreprises à quantifier nombre d’indicateurs se rapportant aux critères ESG (environnement, social, gouvernance), dans un contexte où le président Trump rejette l’accord de Paris de 2015 et tout ce qui en découle. Heureusement, nous sommes en train d’alléger les contraintes, en particulier pour les PME, nées de ces directives. Mais il nous faudra rester vigilants et pragmatiques.

Un autre domaine qui appelle une démarche analogue concerne la réglementation bancaire. Entre la déréglementation en cours du côté américain et les excès de zèle du côté européen, des formules intermédiaires doivent servir de repères. Et sous un angle transversal, l’option du 28e régime, qui vient remplacer tel ou tel dispositif réglementaire national, doit quant à elle être encouragée, comme le préconise d’ailleurs le rapport Draghi. Parce qu’en pratique, elle est encore peu utilisée, il faut en étendre rapidement le champ d’application. Il en va des progrès dans l’harmonisation européenne dans de nombreux domaines.

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Le rapport Draghi de 2024 doit donc rester la boussole de la stratégie économique de l’UE. Tant que cette dernière sera enlisée dans la croissance molle et la compétitivité défaillante, elle ne sera respectée ni par les Américains ni par les Chinois. Le défi est politique, puisqu’il implique d’accompagner des choix économiques par des progrès dans la gouvernance de l’Europe… Certaines préconisations du rapport Draghi peuvent être mises en œuvre sans délai, comme une nouvelle politique européenne de la concurrence. D’autres recommandations s’inscrivent dans la durée, comme la réalisation de l’union de l’épargne et de l’investissement. Une raison de plus pour démarrer très vite ! 

Abonnement Conflits
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  • Christian de Boissieu

    Professeur émérite à l’Université de Paris-I (Panthéon-Sorbonne), président de la Fondation Concorde, vice-président du Cercle des économistes, il a notamment écrit "La Nouvelle Guerre des monnaies" (Odile Jacob), "Réussir la transition énergétique et écologique" (MA éditions).

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