Même les plus passionnés défenseurs du projet européen sont en proie au doute. L’époque joue comme un puissant révélateur. L’Union européenne était une nécessité comme une promesse, elle se révèle une déception voire, trop souvent, une aberration. Peut-être serait-il temps que les décideurs fassent enfin le même diagnostic que leurs concitoyens et défendent les intérêts des Européens et – soyons fous ! – des Français ?
Il existe dans l’Histoire des moments de dévoilement durant lesquels les mécanismes jusque-là visibles des seuls esprits lucides ou initiés apparaissent aux yeux de tous. Est-ce un hasard si les théoriciens de la révolution trumpienne – comme Peter Thiel, le milliardaire millénariste fondateur de Palantir – mettent en avant le concept d’Apocalypse (au sens religieux de « révélation ») pour décrire le bouleversement des équilibres mondiaux déclenché sous le second mandat de Donald Trump ? L’Union européenne, en cette année 2025, a vécu son Apocalypse.
Les mécréants qui ne communient pas dans le culte d’une Europe imaginaire qui garantirait la paix et la prospérité savent depuis longtemps déjà que les promesses n’ont pas été tenues. Le décrochage avec les États-Unis, à partir de la crise de 2008, n’a fait que s’amplifier, les déséquilibres se sont accumulés et les retards technologiques sont devenus criants. En 2024, 4,2 millions de brevets ont été déposés dans le monde (beaucoup sans grand intérêt mais plus on en dépose, et plus, dans le lot, se trouvent des avancées déterminantes), dont un million et demi par la Chine, 180 000 dans l’Union européenne, et seulement… 14 000 en France.
À lire aussi : Marcel Gauchet : “Les peuples commencent à s’apercevoir du déclassement de l’Europe”
Les images d’Ursula von der Leyen faisant le voyage en Écosse comme on va à Canossa pour se soumettre à l’empereur Trump et lui promettre tout et n’importe quoi ont décillé les yeux de nombre de croyants. La présidente de la Commission s’engage donc, sans aucun mandat des États membres, à ce que les pays européens investissent 600 milliards d’euros supplémentaires sur le sol américain et à ce que l’UE achète, sur trois ans, 750 milliards de dollars d’énergie produite aux États-Unis pour remplacer le pétrole et le gaz russes.
Trente ans de grandes proclamations sur le fait que « nous sommes plus forts à plusieurs » pour en arriver à cette humiliation. Et tout à coup apparaissent au grand jour les intérêts divergents des pays membres de l’Union : les uns prêts à tout pour protéger leurs exportations vers les États-Unis ; les autres empressés de rassurer les multinationales américaines installées sur leur sol et à qui ils servent de cheval de Troie dans le marché européen ; les derniers, enfin, concentrés sur l’impératif de prolonger le parapluie américain face à l’« ogre russe ». Pendant ce temps, les médias européens célèbrent en termes grandiloquents l’hypothétique « force de réassurance » en Ukraine censée nous donner une existence sur la scène internationale et qui ne fait que confirmer que, tandis que le monde s’organise pour échapper à la mainmise américaine, l’Europe accepte joyeusement, sur ordre des États-Unis, de payer la guerre puis la reconstruction.
« Trente ans de grandes proclamations sur le fait que “nous sommes plus forts à plusieurs” pour en arriver à cette humiliation. »
Comment en est-on arrivé là ? Sans doute faut-il souligner que c’est à force de nier les défauts de la construction européenne et de faire taire toute voix divergente que les chantres de ce système ont empêché toute inflexion, toute réorientation. Jusqu’au fiasco. Il est plus que temps, au contraire, de dresser un diagnostic lucide sans lequel il n’y aura pas de traitement efficace. Les discours lyriques sur la « souveraineté européenne » ou l’« autonomie stratégique » n’ont servi jusqu’à présent – comme, en son temps, la promesse d’une « Europe sociale », cette arlésienne des sociaux-démocrates – qu’à prolonger le mensonge.
Un double malentendu
Disons-le crûment, la construction européenne, qui était une nécessité et une formidable promesse, s’est développée sur un double malentendu. Le premier : alors que la philosophie du traité de Rome était de mettre en place un marché commun, une libéralisation des échanges dans un espace économique homogène et protégé, appuyé sur la « préférence communautaire » (c’est-à-dire l’échange mutuel de nos excédents), l’Union européenne est devenue le laboratoire de la libre circulation des hommes, des capitaux et des marchandises, cette idéologie fondée sur la déterritorialisation de l’économie pour le plus grand profit des multinationales ravies de contourner les droits sociaux des pays occidentaux. Mais on peut toujours aller plus loin et l’UE est ainsi en train d’inventer un « 28ème régime », une fiction juridique en forme de paradis fiscal, destiné à faciliter la vie des multinationales dans leur contournement des lois sociales votées par les peuples.
Le second : alors que de Gaulle et Adenauer avaient tenté, avec le traité de l’Élysée, en 1963, d’inventer une « Europe européenne », fondée sur la réconciliation franco-allemande et l’indépendance vis-à-vis des États-Unis, son torpillage par Ludwig Erhard, tête de pont des réseaux atlantistes, a signé l’inféodation de l’Europe à la puissance américaine, amplifiée par un élargissement à l’Est qui faisait entrer dans l’Union des pays dont la protection de l’Oncle Sam était le but même de leur adhésion.
« Le drame de la France ? Ses élites ont été les plus zélées pour défendre ce modèle. »
Le drame de la France ? Ses élites ont été les plus zélées pour défendre ce modèle. Mépris pour la nation, une notion forcément pétainiste ; empressement de la « deuxième gauche » à déréguler pour prouver sa modernité ; culte européen pour faire oublier l’abandon des promesses sociales et l’écrasement des classes populaires… Le choix, dans les années 1980, d’une monnaie forte (trop forte pour l’économie française) et la désindustrialisation assumée par des dirigeants fascinés par la financiarisation ont fait le reste. En 2017, Emmanuel Macron est élu sur un discours hors-sol d’adaptation à cette « mondialisation heureuse ». Accueillons les plateformes américaines qui ne paient pas d’impôts en France, continuons à internationaliser notre dette pour nous mettre dans la main des marchés…
Système grippé
Le système se grippe avec le Covid et la guerre en Ukraine. La concurrence entre nations impériales fragilise les approvisionnements, la compétition pour l’accès aux matières premières s’intensifie et, tout à coup, l’Europe s’aperçoit qu’elle ne produit plus. Pis, la guerre en Ukraine vient fracasser le modèle économique dont l’Allemagne tirait sa force. Là encore, l’aveuglement des élites européennes est frappant. Les États-Unis ont joué depuis les années 1990 un jeu dangereux, investissant à coup de millions de dollars en Ukraine et en Géorgie pour les faire basculer dans le camp occidental, sachant pertinemment que la Russie en avait fait une ligne rouge. Parallèlement, les Américains commençaient à s’agacer de voir l’Allemagne leur tailler des croupières sur le plan commercial grâce à une énergie bon marché achetée à la Russie. Joe Biden avait prévenu : le projet de gazoduc Nord Stream 2 était un casus belli. C’est dans ce contexte que Vladimir Poutine a agressé l’Ukraine et déclenché une guerre monstrueuse, dont l’une des conséquences est l’obligation pour l’UE de s’approvisionner en énergie et en armes auprès des États-Unis.
L’Europe n’est pas faible. C’est la France qui est faible en Europe, et échoue à défendre ses intérêts. Le rôle de sa classe politique devrait être de comprendre ces mécanismes pour réindustrialiser, réinvestir Bruxelles et défendre à tout prix cette singularité géostratégique qui, face au choc des impérialismes, sera profitable à tout le Vieux Continent.






