Née du rêve gaullien d’une France médiatrice entre Orient et Occident, capable de contrer l’influence des deux gros blocs américain et russe, notre politique arabe s’est égarée entre illusions romantiques et réalités djihadistes. Des palais de Bagdad aux banlieues françaises, l’idéal d’amitié s’est mué en défi sécuritaire et en incompréhension mutuelle.
Lorsque, en 1945, les Français sortent de la Deuxième Guerre mondiale, ils ne le savent pas encore, mais ils s’apprêtent aussi à sortir de leur empire colonial. À Paris cependant, durant les quinze ans qui suivent la défaite de l’Allemagne nazie, la notion de « monde arabe » continue de résonner comme un mot magique, chargé des parfums envoûtants de Damas et d’Alger et des rythmes enivrants des danseuses du ventre. Un monde fantasmé qui, depuis un millénaire, nourrit notre imaginaire autant que notre histoire.
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À la fin de la guerre d’Algérie, le général de Gaulle estime, lui, qu’au-delà de l’orientalisme et de la colonisation, il existe une autre « voie » : celle d’une France indépendante des blocs, amie des Arabes. Bref, une vision à la fois moderne et pragmatique des choses avec, notamment, un rapport d’influence plus équilibré entre la nouvelle Vᵉ République, le Maghreb et le Machrek. Mais un détail est volontairement – ou non – mis de côté : au cœur du doux songe gaullien se trouvent déjà les prémices d’un futur cauchemar charrié par la guerre d’Algérie. En miroir des exactions de l’armée française, les indépendantistes algériens, bien moins équipés, sont mus par une arme nouvelle et archaïque : l’islam. Lakhdar Bentobal, alias Si Abdallah, dirigeant du FLN et négociateur des accords d’Évian, n’hésitera pas à décrire cette réalité quelques années plus tard : « Nous n’arrivions pas dans une mechta en soldats révolutionnaires mais en combattants de la foi, et il est certain que l’islam a été le ciment qui nous a permis de sceller notre union… »
Retour à la réalité du baril
En dépit de cette réalité naissante, en 1967, de Gaulle pose pourtant la première pierre de cette nouvelle stratégie en s’opposant frontalement à la guerre des Six-Jours. Par ce geste, le héros de 1945 jette officiellement les bases de ce que l’on appellera bientôt la « politique arabe de la France ». Derrière cette décision, il y a, on le comprend, aussi du calcul : protéger des intérêts pétroliers, vendre des armes, défendre la francophonie. Mais aussi un romantisme républicain : renouer avec un Sud qui ne serait plus colonisé mais partenaire. Une sorte de mariage entre l’Orient vibrant et le Vieux Continent, dont la France serait le navire amiral. Dans les chancelleries du Caire, d’Alger ou de Bagdad, on applaudit le ton gaullien. Paris refuse par là même de se plier aux diktats de Washington, en soutenant la cause palestinienne et en s’opposant dans le même temps à la mainmise anglo-saxonne sur le pétrole. Pendant un temps, la France se rêve donc en puissance méditerranéenne, un pont entre deux rives et une troisième voie entre, d’un côté, la tutelle américaine et son allié israélien et, de l’autre, l’influence grandissante de l’URSS, qui cherche à se faire des amis dans la région.
Mais, quelques années plus tard, la guerre du Kippour (1973) va mettre à mal cette troisième voie diplomatique dont feu le général était l’architecte : les chocs pétroliers ramènent la France à la réalité du baril. L’or noir devient le carburant d’une diplomatie de la contrainte : on parle alors moins d’amitié que d’approvisionnement. Les beaux discours sur la solidarité franco-arabe sont très vite synonymes de contrats militaires. Sous les septennats de Valéry Giscard d’Estaing puis de François Mitterrand, les liens qui se tissent sont avant tout économiques et géostratégiques : centrales nucléaires en Irak, Mirage vendus à la Libye, formation d’élites arabes dans les grandes écoles françaises.
« Après 1979, l’or noir devient le carburant d’une diplomatie de la contrainte : on parle alors moins d’amitié que d’approvisionnement. »
Cette politique des gros contrats contribue à une forme de cécité au sein de la classe dirigeante française, de gauche comme de droite. À Paris, on ne voit pas – ou on ne veut pas voir – monter l’islam politique dans le monde arabo-musulman. L’Iran du guide Khomeini – hébergé par la France et renvoyé en héros sur Air France en 1979 pour devenir le numéro un de la nouvelle République islamique – est regardé comme une curiosité lointaine. L’Algérie islamiste de la décennie noire est considérée comme une affaire interne. Pendant ce temps, les Frères musulmans, eux, s’organisent jusque dans les banlieues européennes, sous les radars des autorités publiques.
Quand, en 1982, François Mitterrand se rend à Jérusalem, Paris tente cependant de nuancer sa politique arabe en affirmant se ranger du côté d’Israël. La France condamne le terrorisme palestinien mais continue de flatter l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Elle prétend parler aux deux camps, mais commence à ne plus écouter personne. Dans les couloirs du ministère des Affaires étrangères, la « politique arabe » devient bientôt un mot creux, une formule nostalgique d’ambassadeur en fin de carrière. Pendant ce temps, dans les montagnes d’Afghanistan, se forge la suite de l’histoire : des volontaires arabes, formés lors de la guerre contre l’URSS, retourneront bientôt leurs armes contre les leurs au tournant des années 1980-1990 en Algérie, avant de les pointer vers l’Occident.
La cécité de la République
La chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe ouvrent concomitamment une nouvelle séquence. La France participe à la coalition contre Saddam Hussein – qu’elle armait jadis. Bientôt, les régimes arabes la regardent comme un supplétif de Washington. Dans les banlieues françaises, les enfants de l’immigration perçoivent ce double discours : une égalité et une fraternité proclamées, mais des discriminations vécues. Le lien franco-arabe se fissure, ou plutôt il se désagrège, au cœur même de la République.
Les années 1990 voient s’élargir le fossé. L’Algérie sombre dans la guerre civile, la France ferme les yeux par peur du chaos islamiste. Mais elle importe aussi, sans le savoir, ses fantômes : les attentats de 1995 à Paris annoncent déjà les fractures à venir. La laïcité devient un paravent souvent trop commode : on parle de voile, on tait les ghettos. Et le concept est torpillé, dans le même temps, par les islamistes comme par certains militants antiracistes. Il est d’autant plus facile de dénoncer les problèmes d’intégration que l’État lui-même semble avoir abandonné l’idée de la rendre possible. Les chancelleries, elles, continuent de jurer fidélité à la « politique arabe », mais plus personne ne sait ce que cela veut dire. Paris a de plus en plus de mal à peser, que ce soit au Caire, à Beyrouth ou à Bagdad. Si la France vend des avions, elle a perdu la parole.
« La France importe aussi, sans le savoir, ses fantômes : les attentats de 1995 à Paris annoncent déjà les fractures à venir. »
C’est dans le Golfe que la France pense alors pouvoir donner un second souffle à sa politique arabe. Dès la fin de la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein, les monarchies pétrolières de la région deviennent les nouvelles interlocutrices privilégiées de Paris. L’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis offrent à la France un marché, un prestige et des relais d’influence. Sous Chirac, les contrats d’armement se multiplient : frégates, Mirage 2000, puis Rafale. Comme avec Saddam, vingt ans plus tôt, les liens personnels entre le président français et la famille régnante saoudienne favorisent les affaires. La France vend des armes, des infrastructures, de la culture aussi : le Louvre Abu Dhabi en devient le symbole.
Mais la politique s’efface derrière le commerce. Olivier Roy, spécialiste de l’islam, y voit le signe d’un « retrait moral » : la France se fait en effet partenaire des pétromonarchies sans leur opposer le moindre discours sur les droits humains. Sous François Hollande, le Quai d’Orsay se tait sur la guerre meurtrière menée par le jeune prince héritier saoudien Mohammed ben Salman au Yémen. Comme il ne dira mot sur les conditions de vie parfois inhumaines des ouvriers étrangers venus fabriquer les stades de la Coupe du Monde de football au Qatar.
Sous Emmanuel Macron, cette logique se poursuit : Paris courtise Doha et Abu Dhabi au nom de la lutte antiterroriste. Le politologue Gilles Kepel rappellera plus tard que « la France a compris tardivement que le Golfe, c’est à la fois le nerf financier du djihadisme et son rempart supposé ». Une ambiguïté que la diplomatie française n’a jamais su résoudre. En trente ans à peine, la politique arabe de la France s’est ainsi déplacée d’Alger à Bagdad et de Bagdad à Riyad, autrement dit des peuples aux palais. Un virage stratégique – et moral – qui résume à lui seul la dérive d’un rêve d’indépendance devenu dépendance aux pétrodollars.
La fin du lien de confiance
Ce changement radical a été nourri et accéléré par le 11-Septembre. L’effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New York pulvérise les dernières certitudes : le djihadisme n’est plus une révolte lointaine, mais une revanche sur l’humiliation de la colonisation et de l’impérialisme, en même temps qu’une guerre globale. Et voici que la France découvre que son discours universaliste ne parle plus au monde musulman. Sa laïcité est perçue comme une hostilité, ses interventions militaires sont vues comme des prolongements néocoloniaux.
Le premier quart du XXIᵉ siècle finit de transformer cette politique en un champ de ruines. De Kaboul à Tripoli, de Mossoul à Gao, les soldats français se confrontent militairement à des djihadistes qu’ils voyaient jadis comme des alliés contre d’autres dictateurs. Le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011 fut, selon nombre d’observateurs, la faute la plus grave, celle qui finit par casser le lien de confiance avec le monde arabe. Au nom du droit d’ingérence, Nicolas Sarkozy ordonne de faire tomber le tyran, mais libère le chaos. Du Sahel à la Syrie, le djihadisme se nourrit des interventions françaises qu’il combat.
Les quinquennats de François Hollande puis d’Emmanuel Macron tenteront de réinventer une parole, un équilibre. Mais de manière cosmétique. Que reste-t-il du projet gaullien quand les interlocuteurs changent tous les cinq ans ? La diplomatie française, jadis respectée pour sa constance, en est réduite à faire de la gestion de crise en continu. En Syrie, elle mise sur des rebelles vite engloutis par l’islamisme. En Afrique, elle promet la stabilité mais semble participer au désordre en menant une guerre sans fin. En interne, elle voit grandir une jeunesse musulmane qui connaît mal le monde arabe et ne veut pas toujours du bien à la République.
En 2015, les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan marquent la rupture définitive : la politique arabe de la France ne se joue plus à Alger ou à Damas, mais à Saint-Denis et Trappes. Le dialogue que de Gaulle imaginait entre les rives est devenu un monologue défensif. La peur a remplacé la stratégie ; la surveillance, le rêve d’influence. Pendant ce temps, les élites politiques françaises continuent de croire qu’elles peuvent encore parler au nom de la Méditerranée. Elles convoquent des « forums », des « processus », des « rencontres », mais plus personne n’y croit. Les peuples arabes regardent ailleurs : vers la Chine, la Turquie ou vers leur propre chaos.
« Aujourd’hui, la France vend des Rafale à l’Égypte et des canons à Riyad, tout en condamnant leurs dérives. »
Tout est-il perdu pour autant ? L’universalisme républicain n’est peut-être pas un projet totalement mort, à condition de se donner les moyens de le faire fonctionner. Quant à la politique arabe à proprement parler, sans doute faut-il simplement reconnaître qu’elle n’a jamais été ce qu’on voulait y voir. Elle fut, au fond, une tentative de racheter un passé colonial sans l’affronter, de concilier universalité et intérêts, mémoire et pouvoir. Elle s’est brisée sur l’islamisme parce qu’elle refusait de comprendre que ce dernier n’était pas une étrangeté mais la conséquence de la misère, des dictatures, de l’humiliation et, parfois aussi, de nos propres erreurs.
Aujourd’hui, la France ne parle plus de pays « arabes », mais de pays « partenaires ». Elle vend des Rafale à l’Égypte et des canons à Riyad, tout en condamnant leurs dérives. Elle invoque les droits de l’Homme tout en serrant la main des émirs. Elle mène des guerres sans victoire et des dialogues sans y croire. Et pourtant, dans quelques ambassades, certains diplomates persistent à croire qu’une voix française peut renaître : non plus paternaliste, mais fraternelle. Une politique qui ne parlerait pas « aux Arabes » mais avec eux, en étant lucide sur le monde tel qu’il est : multiple, postcolonial, désenchanté et incertain. Peut-être est-ce là, enfin, la dernière chance d’une politique arabe débarrassée de ses illusions, consciente de ses limites – et capable de vérité.






