Les peuples commencent à s’apercevoir du déclassement de l’Europe

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27 novembre 2025

Les peuples commencent à s’apercevoir du déclassement de l’Europe
Les peuples commencent à s’apercevoir du déclassement de l’Europe

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Propos recueillis par Natacha Polony

Pour Marcel Gauchet, historien, philosophe et animateur de feu la revue “Le Débat”, une partie du “malheur français” réside dans la manière dont a été pensée l’Union européenne. Mais il se produirait, assure-t-il, “un début de réveil des peuples” car “les choix effectués à Bruxelles ne montrent pas le haut degré de pertinence et d’efficacité promis”.

Marcel Gauchet : Il fallait une sacrée dose d’optimisme onirique pour adhérer à la doctrine de « la norme sans la force » !  Si vous voulez vendre chez nous, vous passez sous la table de nos règles et de nos valeurs, et, comme ça, nous allons entraîner le monde petit à petit dans la bonne direction grâce au doux commerce. Le mélange de naïveté et de mégalomanie aveugle qui a tenu lieu de philosophie de la construction européenne depuis les années 1990, les années de la « mondialisation heureuse », a quelque chose d’ahurissant, rétrospectivement. Les démentis n’ont pas manqué, pourtant. Et vas-y pour l’entrée de la Chine à l’OMC, en 2001, sans la moindre précaution ! Les effets n’ont pas tardé. Qui a jamais vu le moindre début de concrétisation de « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde » qui nous était promise dans ces mêmes années ? Et j’en passe. La ligne Trump remet les pendules à l’heure, tout simplement. L’absence de bonnes manières a des vertus, parfois. Mais l’illusion est tellement ancrée que cette leçon brutale de réalisme ne semble pas porter. Le réveil du somnambule européen n’a pas lieu. Il faut dire que la remise en question va très loin et très profondément. La principale réussite de la construction européenne a été de produire un formidable anesthésiant des peuples politiques. La question, maintenant, est de savoir si la sortie de cet engourdissement interviendra avant que les dégâts soient devenus irréversibles.

La guerre en Ukraine a vu s’affirmer un discours fondé sur l’opposition entre « les démocraties » et « les dictatures » qui semble oublier que le Brésil, l’Inde ou l’Afrique du Sud ne semblent pas adhérer au récit dit occidental. La notion d’Occident, qui ressemble de plus en plus à une manière d’embrigader les Européens derrière les intérêts américains, n’est-elle pas un piège absolu pour nous ?

Je ne vous suis pas dans la formulation de votre question, et c’est important. Selon moi, vous inversez l’ordre des facteurs. « L’Occident » n’est pas un mot d’ordre des Américains pour embarquer les Européens derrière eux, comme vous semblez le sous-entendre : il est le mot d’ordre d’Européens essayant de se raccrocher à la puissance américaine, comme si nos intérêts étaient les mêmes et que nous faisions partie de la même famille. Une manière de se projeter dans la cour des grands. Vu des États-Unis, l’optique est sensiblement différente. Il est clair pour les Américains qu’ils n’ont rien à craindre de notre côté et que les menaces potentielles sont ailleurs. Comme notre concours n’est pas non plus décisif, ils sont décidés à jouer leurs propres cartes. L’analyse froide des rapports de force n’est pas de nature à leur donner tort.  « L’Occident » existe dans une certaine mesure sur un plan civilisationnel, mais ne fournit plus une grille de lecture opérationnelle sur le plan géostratégique.

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Les commentateurs se sont scandalisés de voir J. D. Vance, le vice-président américain, venir à Munich nous faire la leçon sur notre incapacité à défendre nos valeurs, en premier lieu la liberté. Il manifestait de ce fait un soutien aux extrêmes droites européennes qui se réclament du « free speech » anglo-saxon, que ce soit sur les questions d’immigration ou sur un processus de vote comme celui qui avait été interrompu en Roumanie au motif d’ingérences russes. Cette question de la « liberté » et de ses déclinaisons ne mérite-t-elle pas une réflexion approfondie à l’heure du neuromarketing, des manipulations par algorithmes interposés et, plus largement, du règne des pulsions sur les réseaux sociaux ? 

Je suis sceptique à l’égard de toutes les théories de la manipulation. Les tentatives d’influence et de manipulation existent, bien évidemment, mais leurs effets réels me paraissent limités. On attribue trop facilement à la manipulation ce qu’on ne comprend pas. En revanche, le règne des pulsions sur les réseaux sociaux me paraît, lui, poser un véritable problème. Il est le vrai facteur du recul de l’intelligence collective et, pour tout dire, de l’affaissement intellectuel du débat public qui évide le processus démocratique de l’intérieur. Et là, ce qui est à l’œuvre, c’est la liberté des individus, hélas, et la manière dont cette liberté s’engouffre dans les possibilités techniques offertes par le numérique pour cracher sa haine, diffuser ses délires privés ou simplement s’abandonner à ses émotions du moment. Bien plus que de combattre la manipulation, le premier remède serait de mettre fin à l’anonymat sur le web. Il ne réglerait certainement pas tout, mais il réintroduirait un principe minimal de responsabilité qui limiterait cette faculté effrayante offerte aux individus de libérer ce qu’il y a de pire en eux. 

Dans le Nœud démocratique (Gallimard, 2024), vous développiez la thèse d’une crise « dans la démocratie » qui conduirait à une décorrélation entre idéal libéral et idéal démocratique et aboutirait à une violence exacerbée. Diriez-vous que la construction européenne, jusqu’à la pratique actuelle de la présidente de la Commission, qui, dans son discours sur l’état de l’Union, réclame l’extension des votes à la majorité qualifiée (plutôt que l’unanimité), illustre ce phénomène ?

Depuis le départ, la philosophie de la construction européenne a été de faire le bien des peuples sans eux, avec l’idée que la preuve par les résultats se substituerait avantageusement aux choix d’orientation directs par le vote. Les peuples accepteraient d’échanger la prise sur les décisions contre la prospérité et la paix assurées par des politiques conduites loin d’eux. Dans un premier temps, la recette a relativement bien fonctionné, dans le climat de la dépolitisation néolibérale. Mais les choses sont en train de tourner. Il se produit un début de réveil des peuples. Parce que les résultats sont loin d’être au rendez-vous et parce que les choix effectués à Bruxelles à travers des procédures d’une grande opacité ne montrent pas le haut degré de pertinence et d’efficacité promis. Dans les faits, c’est au déclassement et à la marginalisation de l’Europe sur la scène mondiale que nous assistons, et les peuples commencent à s’en apercevoir. Que dans le contexte de cette désillusion et de la contestation diffuse qui s’ensuit, une bureaucratie qui se sent menacée cherche à verrouiller le dispositif, c’est dans l’ordre des choses. À mes yeux, pour les Français, c’est l’enjeu le plus important du moment, bien au-delà des pitoyables péripéties de notre scène politique. Si cette extension du vote à la majorité qualifiée devait se faire, le sort du pays serait scellé pour longtemps. C’en serait fini des dernières marges de manœuvre qui nous restent encore. D’ores et déjà, les abandons consentis par Emmanuel Macron sont la part la plus grave, par ses conséquences, de son bilan catastrophique. S’il reste encore un clou à planter dans notre cercueil à tous, c’est cette extension du vote à la majorité qualifiée. Espérons qu’il n’ait pas le temps de commettre ce méfait de plus. 

Depuis le mouvement des Gilets jaunes initié à l’automne 2018, on ne cesse de voir surgir le souvenir de 1789 et de la promesse du « peuple souverain ». De façon prémonitoire, en 1992, à la tribune de l’Assemblée nationale, Philippe Séguin tentait d’alerter ses pairs sur le fait que la signature du traité de Maastricht fermait le cycle ouvert lors de la Révolution française en dessaisissant le peuple de sa souveraineté. Faut-il y voir un lien de cause à effet ?

Chaque jour ou presque, un sondage relayé par les médias offre la mesure de l’écart spectaculaire qui sépare l’opinion très majoritaire dans le pays de la conduite ou des choix des gouvernants. Comment voulez-vous que le bon peuple ne finisse pas par le remarquer et en tirer des conclusions simples ? Ce qui me sidère et m’amuse, souvent, c’est l’impavidité avec laquelle les journalistes rapportent le fait sans avoir l’air de remarquer qu’il pose un énorme problème démocratique. À moyen ou long terme, la simple règle de majorité ne peut que l’emporter.  L’expression de la souveraineté du peuple est irremplaçable. Le concept de démocratie anti-majoritaire qu’on tente de nous vendre sans le dire, naturellement, en l’appelant « État de droit » est voué à faire long feu. Il n’y a pas que l’Europe de Maastricht qui est en cause. C’est toute une construction juridico-politique lentement mise en place depuis quarante ans et destinée à contourner le principe de souveraineté populaire qui est à remettre en question. Ce principe est loin d’être parfait, il n’est pas à l’abri des erreurs, mais les autres sont pires.

La France est, avec la Grèce, le pays le plus désindustrialisé d’Europe. Le message, là aussi, semble être passé auprès des politiques qui n’ont plus que le mot « réindustrialisation » à la bouche. Mais que nous raconte le fait qu’un pays d’ingénieurs et de savants ait été conduit par ses élites à se voir comme un pays de tourisme et de services financiers ?

Là, on entre sur un terrain très compliqué, et très mal éclairé, qui est la sociologie des élites dirigeantes. Ce pays d’ingénieurs et de savants, comme vous dites justement, a eu, en fait, historiquement, un rapport compliqué avec la révolution industrielle. Il a eu du mal à la digérer, et sa conversion sans états d’âme ne date guère que des Trente Glorieuses. Or, ce moment triomphal des ingénieurs et des savants n’a peut-être été qu’une parenthèse. Je suis frappé, par exemple, par l’hostilité de la petite bourgeoisie très « service public » qui constitue le gros de l’électorat écologiste à l’égard de tout ce qui ressemble à de grosses infrastructures ou à des implantations industrielles. On retrouve, mutatis mutandis, le réflexe qui a poussé au XIXe siècle nombre de villes petites ou moyennes à refuser le chemin de fer. Marc Bloch parle très bien de cette mentalité frileuse dans l’Étrange défaite. Il n’y avait pas que la crainte des « rouges » de la part des édiles conservateurs. Il y avait aussi le refus de l’affreux « machinisme », comme on disait alors, de la part d’une classe moyenne lettrée. La question est de comprendre la conversion à l’envers qui a conduit de l’élan modernisateur de l’après-1945 à l’abandon de la vocation industrielle du pays lors du tournant néolibéral des années 1970-1980. La responsabilité de la gauche mitterrandienne est écrasante en la matière. À travers elle, c’est une nouvelle culture des élites administratives, et en particulier des grands corps, qui s’est installée au pouvoir. Or, ce n’est pas avec des conseillers d’État et des inspecteurs des finances qu’on opère un tournant industriel comme celui qui s’imposait alors. La liquidation était la solution de facilité. En revanche, les séductions de la finance étaient irrésistibles. Cela nous a valu une génération de banquiers « de gauche ». Et l’ultime produit de la série n’est autre qu’Emmanuel Macron. 

L’idée de patriotisme économique semble encore à certains un signe de dérive nationaliste, voire fasciste. Qu’est-ce qui, dans l’histoire récente de la France et dans ses grands mouvements idéologiques, explique cette allergie au patriotisme qu’on ne trouve nulle part ailleurs ? Un universalisme devenu fou ? Un traumatisme qui trouverait ses racines dans la saignée de 1914 ou la débâcle de 1940 ?

En l’occurrence, les traumatismes historiques bien réels que vous évoquez n’ont pas empêché le pays, tant après 1918 qu’après 1945, de défendre très normalement ses intérêts économiques. Sur ce terrain, le gaullisme n’avait de leçons à recevoir de personne. L’évolution est récente. Elle date des années 1980 et de l’enthousiasme européiste qui a saisi nos élites politiques, économiques et médiatiques dans la foulée de la reconversion mitterrandienne d’après le tournant de 1983, quand il a fallu oublier la construction du socialisme à l’échelle d’un seul pays et que le nouvel horizon est devenu la France en grand dans une Europe sociale française. En réalité, la mégalomanie patriotique qui n’était pas absente dans le premier moment de l’opération a rapidement tourné au sacrifice de la France sur l’autel de l’Europe. Il s’est joué là un curieux mélange de ralliement plus ou moins conscient à la vague néolibérale globale et de réveil du fond universaliste français. Avec cette différence qu’il ne s’agissait plus d’ériger la France en modèle, mais d’en faire la nation pionnière en matière de dépassement des « égoïsmes nationaux ». Effectivement, l’universalisme français s’est retourné contre la France. C’est notre pathologie spécifique.

La France conjugue crises démocratique, politique, culturelle et économique. Comment, selon vous, se joue l’articulation entre ces crises, et par quel bout faut-il prendre le problème pour en sortir ?

Le fil rouge qui relie ces différents aspects me semble être l’Europe. Un euro surévalué dans la zone économique du monde la plus ouverte, avec en prime la réduction du temps de travail et un État social en folie, nous condamne à un déclassement inexorable. Les dégâts sociaux suivent, sans possibilité politique de corriger la trajectoire, vu nos « engagements internationaux ». D’où la montée tout aussi inexorable du vote protestataire contre des partis dits « de gouvernement » de plus en plus démonétisés, à droite comme à gauche. Cette montée finit par déboucher sur la présence au Parlement d’une force politique, le Rassemblement national, suffisamment grande pour imposer une tripartition de l’échiquier et rendre impossible tout gouvernement majoritaire. Le même cadre européen rend par ailleurs très compliqué de faire évoluer une politique migratoire qui suscite des inquiétudes de plus en plus vives. Le multiculturalisme ne fait plus rêver. Toutes ces données se tiennent tellement qu’il est difficile de savoir par où commencer. La priorité, dans ces conditions, me paraît être de s’entendre sur le diagnostic. Il est loin d’être acquis. Il bouscule trop d’idées qui se sont enracinées depuis quarante ans pour s’installer facilement. Mais tant qu’il ne sera pas acquis majoritairement, il n’y a rien à espérer.

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Marcel Gauchet

Marcel Gauchet

Historien et philosophe. Le Nœud démocratique (Gallimard), La Droite et la gauche (Gallimard), Comprendre le malheur français (Stock).

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