Face aux innovations numériques, les enseignants pourraient douter de leur rôle. Il sera pourtant essentiel. Car l’école, demain, devra être un espace aux antipodes de celui qu’offrent l’IA et les réseaux sociaux. Elle devra permettre aux élèves d’avoir accès à la fois aux autres, à des paroles inédites, au débat donc, et à un avenir libéré des algorithmes. En somme, au vrai.
Le problème que nous abordons est véritablement civilisationnel, car il touche à des éléments structurants de notre culture, historiquement fondée sur l’autorité de la vérité. « Rien n’est plus conforme à la nature raisonnable de l’homme que la vérité », dit Cicéron (De officiis, « Traités des devoirs »). Or ce qui risque de disparaître avec l’IA est précisément le goût du vrai. Nous prenons douloureusement aujourd’hui la mesure des effets du mensonge sur la vie sociale : la liberté des individus, érigée en totem de la modernité, doit se soustraire à toute forme de contrainte et d’interdit – y compris celle qui consiste à servir la vérité. Enseigne-t-on aujourd’hui à aimer le vrai et à le chercher ? Sans vérité, le règne du relativisme s’installe et chacun devient sa propre norme. Le sens moral est pourtant la réplique dans l’individu des principes transcendants et universels. Sans vérité commune, il n’y a plus de moralité et plus de vie sociale. Aucune société ne peut durer sans vérité éprouvée et partagée.
Les institutions savantes et les académies scientifiques et médicales avaient jusque-là le rôle de proposer les acquis sur lesquels la société pouvait fonder son unité. La vérité n’est la propriété de personne, elle se découvre, ne peut se décréter, mais doit logiquement s’imposer à tous. Nous comprenons alors que personne n’est libre à l’égard de la vérité, mais que c’est elle qui rend libre. Et d’ailleurs, nous savons bien « qu’un jour la vérité triomphera ».
Encyclopédie vs bases de données
Nous découvrons médusés qu’à la faveur des technologies numériques, l’autorité s’est déplacée depuis les institutions savantes vers les machines qui énoncent des paroles et produisent des textes. L’instance de détermination du vrai n’est plus l’encyclopédie mais la probabilité tirée des gigantesques bases de données des modèles de langage. Nous assistons à l’émergence de nouvelles formes d’autorité numérique, affranchies de tout rapport à la vérité. Cette dernière est pourtant toujours, d’une manière ou d’une autre, liée à une expérience vécue. Les machines ne vivent rien, mais elles devraient tout savoir ?
La confiance que nous accordons à une personne se fonde sinon sur une expertise, du moins sur une expérience, un ancrage dans le réel. Les machines n’ont d’autorité que leur puissance de calcul, la vitesse de leur réponse et l’amplitude de leur diffusion. Répété mille fois, un message – même faux – finira par s’imposer comme vérité.
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La société des écrans et des images, née de la révolution technologique, a déplacé les centres d’autorité. Elle a digéré les autorités traditionnelles pour en imposer de nouvelles, désindexées de tout rapport au vrai. Plus largement, les IA concurrencent toutes les institutions, de l’école aux médias en passant par les médecins, qui tiraient leur autorité de la fiabilité de leurs travaux de recherche, pour élaborer et proposer des vérités.
Si nous voulons apprécier les effets des mutations technologiques sur la pédagogie, il nous faut tenter de le faire à partir de la question de la vérité. Sans elle, qui pourrait encore enseigner ? L’arrivée de l’IA à l’école s’accompagne donc finalement du retour improbable mais bien réel de la question de « la vérité », dont nous pensions qu’elle était devenue relative et facultative.
« Toute civilisation suppose une reconnaissance commune de lois morales, de principes logiques, de faits. »
Le professeur a-t-il encore un avenir dans ce contexte ? Quel enseignant n’a pas fait l’expérience étrange d’être mis en concurrence avec les machines par ses propres élèves ? Plutôt que de rejeter cette émulation, parfois stimulante, entre enseignants et « robots-savants », il nous faut prendre conscience de la raison qui nous fait chercher la vérité. Après tout, pourquoi avons-nous besoin de vérité ? Les technologies numériques et l’IA en particulier deviennent l’occasion providentielle de penser à nouveaux frais le rôle de la vérité, et plus précisément son rôle de socle social.
Toute civilisation suppose une reconnaissance commune de lois morales, de principes logiques, de faits – sans quoi règnent le mensonge, la manipulation et la violence. La vérité est le fondement du droit et de la paix sociale. L’école du XXIe siècle ne sera plus le seul lieu de la transmission des connaissances, mais celui d’une conscience nouvelle de l’importance de la vérité. Nous n’y sommes pas encore, mais nous allons y venir.
Intoxication de la pensée
La philosophie occidentale affirme que l’être humain est capable de connaître la vérité, même partiellement, grâce à sa raison. Cette confiance fonde la science, le droit, l’éducation, la politique. La philosophe Simone Weil, dans l’Enracinement, explique que « la vérité est un besoin vital de l’âme humaine ». La vérité est ce à quoi tout pouvoir doit se soumettre. Elle limite l’arbitraire et donne une légitimité morale à l’action politique et sociale. Une autorité est juste quand elle est au service de la vérité, et non l’inverse.
Donc la vérité est reconnue dans notre civilisation comme la norme supérieure qui fait autorité. Vaclav Havel l’avait bien saisi, lui qui disait dans le Pouvoir des sans-pouvoir que « le plus grand ennemi du pouvoir est un homme qui vit dans la vérité ».
« À mesure que les technologies se développent, c’est la responsabilité individuelle qui doit croître. »
La récente commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs a mené des auditions passionnantes cherchant à établir la vérité sur les conséquences du temps passé sur cette application. Notons d’ailleurs que le nom de ce réseau social est le double acronyme quasi parfait des troubles involontaires et troubles obsessionnels compulsifs.
Finalement, la pédagogie à l’ère des réseaux sociaux sera une réponse au trouble, à ce qui est troublé : le rapport à la vérité. L’ancien patron de presse Francis Morel alertait : « Bientôt, plus personne ne saura distinguer le vrai du faux dans les informations présentées. » Si, demain, les élèves ne font plus confiance à leurs enseignants, ils seront contraints de revenir à cette instance intérieure, à ce maître de vérité qui se tient en chacun de nous : la conscience. C’est elle qui nous alerte sans cesse sur le faux et nous fait rechercher le vrai.
Les technologies numériques en éducation ne seront pas des substituts, mais des adjuvants à une responsabilité accrue quant à ce que nous assimilons comme paroles et comme contenus. Chacun devra prendre particulièrement soin de sa vie intérieure, conscient qu’une pollution psychique est possible et causerait une véritable intoxication de la pensée. À mesure que les technologies se développent, c’est la responsabilité individuelle qui doit croître.
Face à ces nouvelles technologies, c’est la responsabilité de l’école en tant qu’autorité gardienne des savoirs qui est interrogée. Et voici l’enjeu central : l’école n’a désormais de sens que si elle relève d’une finalité, et que ce but est l’accès au vrai. Sa mission consistera de plus en plus à une réception critique des connaissances, à l’élaboration du sens, parce que c’est d’abord un service rendu à la communauté. Il n’y a pas de pédagogie qui vaille si elle ne se fonde pas d’abord sur la recherche de la vérité.
L’omniprésence des écrans dans la vie des élèves fait que leur rapport au monde, leur accès à la connaissance passent désormais par l’intermédiaire d’objets techniques numériques. Ce qu’ils savent, croient, aiment, redoutent… tout transite par des interfaces. L’expression corporelle réelle cède le pas à l’expression médiatisée par l’outil numérique. La pédagogie ne se limitera pas à déterminer ce que l’on peut faire avec les nouveaux outils, elle devra rattraper ce que les outils nous empêchent de faire.
Se retrouver soi et les autres
Ainsi, l’attention visuelle et psychique des élèves devient la ressource recherchée. L’attention est sollicitée en permanence par l’outil au lieu d’être disponible à l’environnement et aux personnes qui le composent. C’est un nouveau type d’attention : l’attention aux signaux prime l’attention aux présences. La sollicitation visuelle permanente tend à neutraliser la pensée.
Pour raisonner, ce qui est un travail de l’intériorité, il faut être comme dispensé de sollicitations extérieures. Dans un monde numérique, la pédagogie devra cultiver davantage l’intériorité.
Les jeunes élèves sont en pleine construction de leur identité. Or le monde numérique maintient présent le passé. Le passé ne passe pas, il est accessible en permanence. L’adolescent doit assumer le poids de son expression en ligne dans un passé qui prime le présent et conditionne le futur. Son expression d’hier est celle d’aujourd’hui et demain, à moins de demander le retrait d’un contenu.
L’identité en construction d’un jeune est moins dans son devenir encore inconnu que dans la visibilité de son passé. Dans le monde numérique, la pédagogie portera davantage sur la nouveauté, l’inattendu, tous les possibles. La pédagogie sera libération d’un passé et promesse d’un avenir.
Ce passé des élèves est capturé par les plateformes qui définissent leurs profils et transforment en données leurs désirs, leurs colères, leurs rêves. La pédagogie à l’ère numérique devra être une libération de l’avenir.
« La pédagogie à l’ère numérique sera celle de la rencontre et de l’estime des autres. »
Il n’a jamais été aussi facile de s’exprimer, de publier, de réagir, mais aussi de découvrir et de se former. Cette abondance de contenus cache pourtant une nouvelle forme de contrôle et de censure. Les algorithmes des grandes plateformes décident de la visibilité d’une parole. Ce ne sont plus seulement les principes juridiques ou les lois morales qui encadrent l’expression publique, mais l’algorithme qui repose sur l’optimisation de l’engagement et la rentabilité.
La pédagogie à l’ère numérique devra donc être plus « transgressive » pour sortir de ce carcan. Le monde découvert à l’école ne peut se réduire à celui des écrans. Au sensationnel, à la polarisation, à la viralité ou à la rentabilité des plateformes doit s’opposer une pédagogie du dialogue, du débat, du respect, de l’écoute.
L’école sera le lieu d’une expression que les réseaux sociaux n’autorisent plus. Les enseignants devront plus que jamais permettre aux élèves de s’exprimer, autoriser une parole inédite, sans faux semblants, face aux autres. La pédagogie à l’ère numérique sera celle de la rencontre et de l’estime des autres. Elle responsabilisera la parole, sans l’anonymat, quand les réseaux désinhibent l’expression.
La pédagogie à l’ère de l’IA sera enfin une réponse à l’expression désincarnée du monde numérique. Il s’agira de valoriser la mise en présence physique de l’autre.
Le plus grand défi de la pédagogie à l’ère numérique sera la renaissance du rôle de la parole, et son lien au vrai. Car quand je parle, comme être humain, je parle toujours pour l’autre, pour que l’autre trouve en moi ces fragments de vérité que j’essaye de dire. La pédagogie ne vaut d’un point de vue éducatif que si elle est ordonnée à l’expression du vrai. Chacun est libre de tous les mensonges qu’il veut, mais alors il intoxique l’air du temps dont il est aussi responsable.
« L’école doit défendre une parole incarnée et non produite par des abstractions mécaniques. »
La chance qu’offre l’ère numérique à la pédagogie est la renaissance de la responsabilité à l’égard de la quête du vrai. Elle joue alors son rôle social et participe à une société vraiment humaine. Donc le goût du vrai est le préalable incontournable pour résister à la vague numérique, à son autorité autoproclamée.
Ce sera la mission des pédagogues du XXIe siècle. Aujourd’hui, les jeunes accèdent à une liberté d’expression inédite, à des connaissances sans limites, mais nous ne les avons pas préparés au rôle vital de la vérité pour édifier une société humaine.
Pour que notre civilisation numérique reste fondée sur l’autorité de la vérité, dans le contexte actuel où la parole humaine est concurrencée, voire déformée, par les machines et les logiques algorithmiques, notre école doit libérer la parole des machines et des algorithmes et veiller à parler hors du champ des écrans.
Elle doit redonner à la parole sa dignité : celle d’un être libre, conscient et responsable. Elle doit défendre une parole incarnée, relationnelle, enracinée dans la réalité du monde et non produite par des abstractions mécaniques, car « la parole est une réponse à la présence de l’autre », disait Emmanuel Levinas.
La pédagogie évolue avec le nouvel environnement technologique, elle appelle une éthique de la vérité et non une logique de l’efficacité. Elle cherchera à former à l’honnêteté intellectuelle, à la lenteur de la recherche, à l’argumentation. Développer une éducation qui enseigne à douter avec rigueur, à croire avec lucidité, à s’engager avec discernement.
Cette qualité évoquée par Platon, dans la République (livre VI), sera le pivot de toute éducation à l’ère des machines parlantes : « Le goût du vrai, la résolution de ne jamais donner dans son âme accès au mensonge, mais de le haïr et d’aimer la vérité. »






