Chaque trimestre, dans sa chronique baptisée “Société, tu m’auras pas !”, Samuel Piquet, comme Renaud en 1975, dans la chanson du même nom, tire le premier et vise au bon endroit. Gare à ne pas être pris pour cible…
Georges Brassens louait les bancs publics qui permettaient d’« accueillir quelque temps les amours débutants ». Fort heureusement, grâce à la société du progrès, cette éventualité n’est plus qu’un mauvais souvenir. Désormais, l’important est de « signaler être disponible pour discuter, échanger, écouter » sur ces bancs. C’est en effet l’initiative révolutionnaire de la commune d’Orvault, près de Nantes, afin de « recréer du lien et de la fraternité ». Qui sait d’ailleurs si Netanyahou et les dirigeants du Hamas n’auraient pas enterré la hache de guerre s’ils avaient eu la chance de s’asseoir ensemble sur un banc ?
Cette idée lumineuse de la mairie écologiste est le résultat d’une réflexion menée par une soixantaine d’associations, preuve que l’intelligence collective n’a pas fini de nous éblouir. Et pour parachever ce chef-d’œuvre d’incarnation du vivre-ensemble, ses inventeurs ont trouvé un nom à la hauteur de leur génie créatif : « blablabancs ». Signalés par des pochoirs au sol et un panneau, ils prennent place plus largement dans une « Bonjour Zone ». On pourrait croire qu’il s’agit d’une « bidon info », il n’en est rien. La « Bonjour Zone » est simplement un endroit « où l’on met du cœur à se saluer et à se sourire ». Dans tout le reste de l’agglomération, on peut en revanche se cracher au visage. Les mauvaises langues diront que réserver la fraternité à des bancs, c’est reconnaître en creux qu’on s’est assis dessus depuis longtemps. Nous ne céderons pas à ce genre de sarcasme.
Trop de blabla…
Rappelons que la définition de « blabla », selon le Robert, est un « propos verbeux destiné à endormir la méfiance ». A-t-on hésité avec « bobard-siège » ou « baratin-assise » ? On ne le saura hélas jamais.
Si l’histoire prête à sourire, elle en dit long sur le prétendu « dialogue » que la mairie se vante ainsi de « favoriser » et sur l’évolution moderne du mot, emprunté au latin dialogus, « entretien philosophique à la manière des dialogues de Platon ». À l’heure où le dialogue interreligieux se résume à l’évitement des questions qui fâchent, où le dialogue politique se réduit à des invectives et où le dialogue bienveillant prôné par l’Éducation (nationale) positive consiste à prêter une oreille indulgente aux doléances des élèves, on comprend mieux que le simple bavardage soit porté aux nues.
En outre, rien ne semble pouvoir échapper à la logorrhée institutionnelle et même un banc public doit avoir une fonction clairement édictée par un panneau, une plaque. Dans son essai Contrecœur, l’écrivain Pierre Mari regrette que « tout [soit] fait pour qu’aucune portion du monde qui nous environne ne reste muette. Même un rond-point doit y aller de son bavardage esthético-ludico-citoyen ». Il n’avait pas encore prévu les bancs. Il ajoute que « notre appareil sensoriel, et notre regard au premier chef, ont besoin de jachères du sens : il ne saurait y avoir ni intelligence des choses ni sensibilité au monde dans un environnement qui nous harcèle de ses jacassements instructifs ou inspirés ».
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Et que dire quand tous ces outils bavards s’accompagnent systématiquement de leur promotion ? Le monde devient alors une gigantesque publicité perpétuelle. L’adjointe à la Culture et à la Jeunesse d’Orvault annonçait fièrement dans un reportage de TF1 : « On en mettra sans doute dans d’autres endroits de la ville, dans des parcs, on va le laisser aussi prendre racine. » À défaut de planter des arbres, les écologistes sont bien décidés à faire pousser des bancs, c’est un bon début.
Liberté, égalité, fraternibox !
Dans sa chanson, Brassens annonce que les amoureux « s’apercevront émus qu’c’est au hasard des rues, sur un d’ces fameux bancs, qu’ils ont vécu le meilleur morceau de leur amour ». On doute que les utilisateurs des blablabancs puissent un jour faire le même constat. On peut toutefois se consoler en songeant que la mairie a déjà annoncé la création d’une « Fraternibox » dans les prochains mois pour participer à d’autres « actions créatrices de lien et de solidarité entre habitants ». On a hâte.







